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Hahn et Meitner avaient montré que l’uranium 238 pouvait capturer un neutron, devenant de l’uranium 239 qui se transmutait en élément 93-239 par émission bêta, avec une demi-vie de 23 mn. Ils n’avaient pu isoler cet élément, mais Edwin McMillan et Philip Abelson y parvinrent à Berkeley en mai 1940, le baptisant neptunium. Celui-ci était également instable par émission bêta avec une demi-vie de 2.3 jours, et se transformait donc en élément 94-239. Seaborg et Wahl ne démontrèrent qu’en février 1941 la présence de cet élément, qu’ils baptisèrent plutonium. Dès mai 1940, Louis Turner (à Princeton) avait écrit à Szilárd (à Columbia) pour lui indiquer qu’un tel élément serait certainement aussi fissionnable que l’uranium 235 (ce que l’on pouvait d’ailleurs conclure de l’article de Bohr et Wheeler de 1939 sur la théorie de la fission). Fermi fut donc très rapidement conscient de la possibilité de produire cet élément en (relativement) grande quantité dans un réacteur nucléaire et de l’utiliser dans une bombe, s’il était assez stable. La même idée vint d’ailleurs aussi indépendamment à Weizsäcker en 1941 et simultanément à Houtermans, et probablement à d’autres encore, mais le secret militaire en empêchait la diffusion. Fermi en parla longuement à Segrè lors d’une visite de celui-ci en décembre 1940, et il lui suggéra de fabriquer assez de 94-239 avec le cyclotron de 60 pouces de Berkeley pour en étudier les propriétés physiques. L’idée fut discutée lors d’une réunion à Columbia le 16 décembre 1940 entre Fermi, Lawrence (de passage à New York), Pegram et Segrè. De retour à Berkeley, Segrè se lança avec Glenn Seaborg, Arthur Wahl et Joseph Kennedy dans cette recherche.
Fermi avait pris un peu de distance avec les recherches nucléaires après l’été 1939, peut-être parce que travailler avec Szilárd l’exaspérait, peut-être parce qu’il était pessimiste sur la possibilité même d’une réaction en chaîne, et pendant plusieurs mois il s’intéressa beaucoup aux rayons cosmiques. Mais il revint à des expériences sur l’absorption de neutrons par le graphite de l’automne 1940 au printemps 1941, estimant qu’il était inutile de développer des modèles raffinés de diffusion des neutrons tant qu’il ne disposait pas de nombres à insérer dans les équations. Pour mesurer la section efficace des neutrons sur le carbone, Fermi construisit une série de « piles exponentielles » ainsi nommées car le flux d’une source centrale diminuait exponentiellement avec la distance à la source, le coefficient de l’exponentielle dépendant directement de la section efficace. La distribution était en réalité nettement plus complexe qu’une simple exponentielle en raison des rétro-diffusions des neutrons, et aussi parce que le libre parcours moyen des neutrons était du même ordre que les dimensions de la pile. Fermi remarqua en septembre 1940 qu’il pouvait effectuer une analyse de Fourier de la diminution du flux (pour une pile parallélépipédique), et isoler la composante exponentielle en effectuant des mesures en des points soigneusement choisis dans la pile et en combinant astucieusement ces mesures de sorte que les autres composantes se compensent.
Une des piles « exponentielles » de Fermi
Au printemps 1941 il revint au projet de réacteur critique, et il s’intéressa à nouveau à la diffusion des neutrons, dans un milieu hétérogène mais périodique. C’était un pré requis à la conception d’un réacteur viable car il était indispensable d’optimiser la géométrie et les dimensions des éléments, ainsi que les masses nécessaires. C’est, au sens propre, critique : il ne s’agissait pas de déclencher involontairement une réaction en chaîne, surtout non contrôlée. Fermi reprit le principe de la pile exponentielle en y insérant de l’uranium. Cette pile était réellement un empilement de 30 tonnes de graphite de 2.6 m de côté et 3.3 m de haut (la densité du graphite est de 2.3). Elle contenait 8 tonnes d’oxyde d’uranium (il était encore très difficile de se procurer de grandes quantités d’uranium métallique), sous forme de petits blocs disposés en réseau, et une source radium-béryllium était placée à la base. Fermi forgea à cette occasion une partie du vocabulaire longtemps utilisé par la suite, appelant par exemple « pile » un réacteur (parce qu’il y voyait un entassement de matériaux, et non en hommage à la pile de Volta). L’unité de section efficace, le « barn » remonte également à cette époque (peut-être dû à Bethe), une section de 1 barn étant « aussi grande qu’une porte de grange » pour les usages qui en étaient faits.
Fermi avait heureusement découvert qu’il n’était pas nécessaire de mesurer les flux de neutrons en tous les points de la pile pour calculer le facteur k de multiplication neutronique (le rapport entre le nombre de neutrons entre une génération et la suivante) et surveiller ainsi l’approche de la criticité. Comme dans ses expériences de mesure de la section efficace du neutron sur le carbone, il suffisait d’effectuer les mesures en certains points bien choisis. Il vérifia expérimentalement la validité de sa méthode en construisant deux piles identiques, mais de tailles différentes, et calcula le facteur de multiplication neutronique (extrapolé à une taille infinie) k? pour chacune : à 0.2% près, il obtint la même valeur.
La première pile fut terminée en août 1941, et lui donna un facteur de multiplication neutronique (extrapolé à une taille infinie) k∞ = 0.83. Il (re)découvrit à cette occasion la « formule des quatre facteurs », qui donne le facteur k de multiplication neutronique (le rapport entre le nombre de neutrons entre une génération et la suivante) sous forme d’un produit de 4 coefficients
k∞ = ε p f η
1. le premier terme ε est le coefficient de fission rapide,
2. le deuxième p est la probabilité d’échapper à la capture par résonance,
3. le troisième f est le coefficient d’utilisation thermique,
4. et le quatrième η est le coefficient de reproduction.
Chacun des quatre facteurs était individuellement difficile à mesurer et il était de plus entaché d’erreurs, mais celles-ci se compensaient dans le produit. Mesurer directement k∞ permettait d’évaluer immédiatement les effets des modifications apportées à une pile et Fermi utilisa par la suite le k∞ calculé comme indicateur de criticité. La seconde pile à l’automne 1941 monta à k∞ = 0.87. Cela ne permettait évidemment pas une réaction en chaine entretenue, quelle que soit la taille du réacteur, et il fallait progresser sur trois fronts :
1. Optimiser la répartition de l’uranium et du graphite ;
2. Remplacer l’oxyde d’uranium par de l’uranium métallique ;
3. Purifier les ingrédients pour éliminer les pièges à neutrons comme le bore.
Tel était le programme de Fermi en arrivant à Chicago, et il réalisa quelque 31 « expériences exponentielles » à Chicago entre 1942 et 1943.
Pour produire de l’énergie, les neutrons lents sont évidemment préférables puisque la probabilité de réaction augmente à basse énergie (c’est l’effet découvert par Fermi en 1934), mais les neutrons venant d’une fission sont rapides. Il faut les ralentir, ce qui prend du temps et nécessite un choix soigneux du ralentisseur (modérateur selon le terme de Wheeler qui s’est imposé) et de sa géométrie. Un bon modérateur doit interagir fortement avec les neutrons (mais sans les absorber !) pour les ralentir efficacement en leur faisant perdre une fraction importante de leur énergie à chaque interaction. Le matériau ralentisseur le plus efficace est a priori celui dont la masse est aussi proche que possible de celle d’un neutron, donc l’hydrogène, suivi par le deutérium, le lithium, le béryllium… En fait, il faut également tenir compte de la section efficace de diffusion, car il faut d’abord que le neutron subisse une collision avant de pouvoir perdre de son énergie à cette occasion. C’est pour cela que le lithium est exclu ?
Un neutron perd environ 60% de son énergie lors de collisions sur l’eau (63% sur l’hydrogène seul, mais il y a aussi l’oxygène, moins efficace), 40% sur l’eau lourde, 19% sur le béryllium, 16% sur le bore et 15% sur le carbone. La thermalisation, c’est-à-dire le passage d’un neutron rapide (énergie de l’ordre de 2 MeV) à un neutron thermique (0.025 eV à 20°C), est de ce fait beaucoup plus rapide en utilisant de l’eau normale (20 collisions suffisent en moyenne) plutôt que de l’eau lourde (35 collisions) ou du carbone (115 collisions). La fraction x d’énergie perdue dépend en effet assez peu de l’énergie des neutrons et, par conséquent, l’énergie initiale E0 devient EN = E0 (1-x)N après N collisions.
À la place de la fraction x d’énergie perdue, on utilise souvent la quantité ξ = - ln (1-x) appelée décrément logarithmique. Corollaire immédiat : il faut une masse beaucoup plus importante de graphite que d’eau pour faire fonctionner un réacteur, et donc un volume beaucoup plus grand, avec les problèmes d’ingénierie afférents.
Mais un bon modérateur ne doit pas absorber trop de neutrons. Par conséquent, un indicateur empirique de l’efficacité d’un modérateur est donné par le « rapport de modération » RM = ξ σdiff /σabs faisant intervenir le décrément logarithmique, et le rapport des sections efficaces de diffusion σdiff et d’absorption σabs. Ces deux sections efficaces varient fortement avec l’énergie du neutron, mais leur rapport beaucoup moins et cela permet au rapport RM d’être utile pour effectuer un premier tri des matériaux possibles. Le meilleur rapport de modération est celui de l’eau lourde, RM = 4830 en raison de sa très faible probabilité d’absorber un neutron, suivi par le carbone, RM = 216, et l’eau légère, RM = 62, le meilleur diffuseur mais aussi un absorbant non négligeable. Le bore, lui, est catastrophique (RM = 0.00086) en raison de sa probabilité beaucoup plus grande d’absorber le neutron au lieu de le diffuser : la section efficace de capture de neutrons thermiques par le bore 10 est en effet de 3835 barns (en raison d’une couche incomplète de 5 neutrons, mais seulement de 5.5 mb pour le bore 11 qui a 6 neutrons formant une couche complète). C’est pour cela que même de faibles traces de bore 10 (20% du bore naturel) dans le carbone (graphite) réduisent considérablement l’efficacité de ce dernier comme modérateur.
Modérateur | Fraction x d’énergie perdue par collision | Nombre de collisions pour thermalisation | σdiff /σabs | Rapport de Modération |
---|---|---|---|---|
Eau légère H2O | 60% | 19 | 67 | 62 |
Eau lourde D2O | 40% | 35 | 9500 | 4830 |
Hélium | 35% | 42 | 120 | 51 |
Béryllium | 19% | 86 | 600 | 126 |
Bore | 16% | 105 | 0.005 | 0.00086 |
Carbone | 15% | 115 | 1400 | 216 |
Bien sûr, Fermi ne disposait pas en 1941-1942 de tous ces nombres (ceux-ci viennent d’un manuel de conduite de réacteurs du DoE) car plusieurs n’avaient pu être mesurés précisément, faute de temps, faute de moyens, ou faute de matériaux de pureté suffisante. Ne connaissant pas toutes les sections efficaces aux énergies nécessaires, Fermi extrapola à partir des mesures faites à d’autres énergies, et il parvint à interpoler l’effet des résonances. Ne disposant pas d’eau lourde aux États-Unis, Fermi et son équipe se tournèrent vers le deuxième choix, le carbone sous forme de graphite. Le choix du modérateur n’est qu’une première étape, la seconde étant d’optimiser la géométrie de la répartition relative du combustible et du modérateur (ainsi que les proportions de l’un et de l’autre). Mais avant cela, il fallait comprendre comment évoluaient les neutrons dans un réacteur.
La quantité centrale est le nombre n de neutrons qui se trouvent à un instant donné t au point donné x = {x,y,z} avec une vitesse donnée v = {vx,vy,vz}, ce qui fait 7 variables. On en déduit le flux de neutrons Φ(t,x,v) = v n. L’énergie du neutron est dans le domaine non-relativiste, même pour des neutrons rapides (E ~ 1 MeV << mneutron ~ 1 GeV), et a fortiori pour des neutrons lents et des neutrons thermiques, donc E = 1/2 mv2. Il s’agit en fait d’une densité (n est un nombre de neutrons par unité de volume) car densités et flux sont en pratique très élevés et on peut utiliser une approximation statistique et considérer les neutrons comme les molécules d’un fluide.
Tous les neutrons produits par les fissions ne provoquent pas de nouvelles fissions car certains sont absorbés par l’uranium sans provoquer de fission, d’autres sont absorbés par le modérateur ou par les éléments de structure du réacteur, et d’autres enfin s’échappent du réacteur. Pour qu’une réaction en chaîne soit auto-entretenue, il faut bien sûr que chaque fission conduise en moyenne à une autre fission. Cela est exprimé par le facteur de multiplication, traditionnellement noté k, et défini comme le rapport entre le nombre de neutrons produits par fission au cours d’une génération et le nombre de neutrons disparus au cours de la génération précédente. Une réaction en chaîne stable correspond à k = 1, une réaction en chaîne divergente, et rapidement explosive, à k > 1, et une réaction convergente qui s’éteint à k < 1. La notion de génération est un peu fictive, car les «générations» de neutrons se superposent, comme les générations humaines d’ailleurs.
Pour un réacteur de très grande taille, dans lequel les pertes dues aux neutrons qui s’en échappent sont négligeables, le facteur de multiplication k? est le produit de 4 termes :
k∞ = ε p f η
Le premier terme ε est le coefficient de fission rapide, le deuxième p est la probabilité d’échapper à la capture par résonance, le troisième f est le coefficient d’utilisation thermique, et le quatrième η est le coefficient de reproduction.
La réactivité d'un milieu combustible traduit sa capacité à entretenir la réaction en chaîne. Elle est caractérisée par le coefficient de multiplication k = nombre de neutrons de la génération / nombre de neutron de la génération précédente. Si k est plus grand que 1, la réaction en chaîne est surcritique et le nombre de neutrons va augmenter de façon exponentielle. Si k est plus petit que 1, la réaction en chaîne est souscritique et le nombre de neutrons va diminuer. Si k = 1, la réaction est critique et nombre de neutrons va rester constant.
De façon pratique, il existe deux formes du coefficient de multiplication :
k(infini) : ce coefficient caractérise un milieu combustible pris comme étant infiniment étendu. Les neutrons émis ne peuvent donc en disparaître qu'en étant absorbés. C'est une simplification de la réalité. La formule des quatre facteurs s'applique à ce cas,
k(effectif) : le même milieu combustible est considéré comme étant fini. Les neutrons peuvent donc également le quitter en franchissant ses limites. Cela correspond à la réalité des coeurs de réacteur. Perso j'utilise la notation k(infini) et k(effectif) pour éviter la confusion.
* ε Facteur correctif : conventionnellement, la formule part d'un neutron rapide émis lors d'une fission induite par la capture d'un neutron thermique (par exemple par un noyau d'U235). Le facteur ? permet de tenir compte du fait que des neutrons sont également émis suite à des fissions induites par la capture d'un neutrons rapide. il vaut ~1.07
* p Facteur antitrappe : lors du ralentissement des neutrons rapides, certains sont absorbés avant d'arriver à l'équilibre thermique avec le milieu. C'est par exemple le cas lors des captures dans les résonances de l'U238. Ce facteur rend compte de la fraction de neutrons franchissant avec succès les trappes pour arriver à un niveau d'énergie favorisant les fissions lors des captures par l'U235. Il vaut ~0.75
* f Facteur d'utilisation thermique : c'est la probabilité qu'un neutron thermique soit absorbé par un noyau fissile, par exemple l'U235, et non pas par un noyau stérile, par exemple la structure du réacteur ou une grappe de contrôle de la réactivité. Il vaut ~0.92
* η Facteur de reproduction : nombre de neutrons émis par fission pour un neutron thermique absorbé par un noyau fissile. Il tient compte de la probabilité que l'absorption conduise à une fission et du nombre moyen de neutrons émis lors d'une fission. il vaut ~1.78
* Total ~1.31
L'exemple pris ci-dessus correspond (Précis de neutronique, Paul Reuss, ISBN : 2-86883-637-2) aux ordres de grandeurs usuels pour un réacteur à eau pressurisée. Elles conduisent à un k supérieur à 1. La prise en compte des fuites en dehors du coeur permet d'aboutir au keffectif, également, pour cet exemple, supérieur à 1. En examinant la formule des 4 facteurs, on arrivera à la conclusion que la manière la plus simple de contrôler la réaction est d'agir sur le facteur d'utilisation thermique. Ceci pourra se faire en introduisant dans le milieu des noyaux absorbants supplémentaires. Et donc des éléments capables de capturer les neutrons. Barre de commande mélange cadmium-argent notamment et acide borique Mais c'est là le point important keffectif, puisqu'il y a systématiquement des fuites de neutrons et des captures de manière à être très proche de 1. Attention car il y a aussi des milieux réflecteurs (qui renvoient les neutrons). Pour faire simple on modélise un certain nombre de zones pour un réacteur qui donne lieu à la résolution d'équations plutôt complexes. Maintenant les ordinateurs font sûrement ça très bien. Source??
La première chose qui peut arriver à un neutron juste produit est de provoquer immédiatement une nouvelle fission. Le neutron est encore rapide, et il lui est à peu près aussi facile de fissionner un noyau d’uranium 238 que d’uranium 235 (mais les noyaux d’uranium 238 sont 140 fois plus nombreux dans l’uranium naturel). Le coefficient ε de fission rapide est le rapport entre le nombre de neutrons produits par les toutes les fissions et le nombre de neutrons produits par les fissions thermiques. Par définition, il est supérieur à 1 (et très supérieur dans le cas d’un réacteur à neutrons rapides et plus encore d’une bombe).
Dans un réacteur hétérogène comme celui envisagé par Szilárd et Fermi, les blocs d’uranium ont une taille de plusieurs centimètres, suffisante pour qu’un neutron possède une (petite) chance de provoquer une fission avant d’en sortir et de pénétrer dans le modérateur : le coefficient ε ~ 1.04. Ce coefficient étant proche de 1, beaucoup des premiers travaux le négligèrent d’autant plus volontiers que les incertitudes portant sur les autres coefficients étaient grandes. Il se révéla en fait crucial, les 4% qu’il apporte étant ce qui permit de franchir la valeur critique.
Les neutrons pénètrent ensuite dans le modérateur qui a pour but de les ralentir assez pour que leur énergie tombe en dessous de la région des résonances, minimisant le risque de capture. Mais certains ne sont pas assez ralentis avant de pénétrer à nouveau dans un bloc d’uranium où ils courent le risque d’être capturés sans fission. Ce risque est de l’ordre de 20%, une fraction p ~ 80% d’entre eux échappant à ce sort. C’est ici que la disposition et la taille des éléments modérateurs a toute son importance pour maximiser p. La capture sans fission par l’uranium résulte surtout des résonances de l’uranium 238, et cela conduit au choix d’un modérateur capable de ralentir efficacement les neutrons en dessous de la zone des résonances, et à une géométrie adaptée de l’uranium et du modérateur (c’était la différence essentielle en Allemagne entre les prototypes d’Heisenberg et ceux de Diebner). 40% des neutrons sont capturés avec un mélange homogène uranium eau lourde, 10 à 20% seulement avec un arrangement hétérogène optimisé (dimension du bloc ou du barreau d’uranium et espacement de ces blocs). Si l’on a «suffisamment» de neutrons, par exemple en disposant d’assez d’uranium 235, on peut se permettre d’en perdre 20% en adoptant un arrangement homogène, comme cela fut fait dans LoPo à Los Alamos en 1944.
Une fois thermalisés, les neutrons continuent à diffuser dans le réacteur, où ils risquent d’être capturés par différents matériaux avant d’avoir pu provoquer une fission (capture par le modérateur ou par les éléments de structure). Ce coefficient f d’utilisation des neutrons thermiques est généralement lui aussi proche de 80%, mais il peut être sensiblement plus grand (90 voire 95%) par un choix soigneux des matériaux, ou nettement plus faible si, par exemple, le modérateur possède trop d’impuretés (trop de bore dans le graphite). C’est à ce niveau également que vont intervenir les barres de contrôle, insérées dans le réacteur et constituées d’un matériau captant efficacement les neutrons comme le cadmium.
Enfin tous les neutrons thermiques capturés par l’uranium ne provoquent pas une fission : les neutrons capturés par l’uranium 238 donnent de l’uranium 239 (qui se transforme finalement en plutonium 239), ceux capturés par l’uranium 235 provoquent soit une fission, soit le transforment en uranium 236 de longue durée de vie (23 millions d’années). Le coefficient de reproduction ? est le rapport entre le nombre de neutrons produits par fission et le nombre de neutrons absorbés par les différents isotopes de l’uranium. Chaque fission de l’uranium 235 par un neutron thermique produit en moyenne 2.42 neutrons, mais en raison des pertes par absorption sans fission, on a seulement η ~ 2.02. Ce coefficient est d’autant plus élevé que l’uranium est enrichi en uranium 235 (puisqu’il y a moins d’uranium 238 capable de capturer des neutrons sans fission). C’est pour cela que l’on doit utiliser de l’uranium enrichi si l’on emploie de l’eau légère comme modérateur : celle-ci diminue le coefficient f du fait de son taux supérieur de capture de neutrons comparé à l’eau lourde ou au graphite, et il faut compenser cette diminution en augmentant le coefficient η.
Avec les valeurs données pour les différents coefficients, le facteur de multiplication est k = 1.04 x 0.8 x 0.8 x 2.02 = 1.34. La réaction en chaîne divergerait exponentiellement ! Mais il faut tenir compte des neutrons qui s’échappent du réacteur. Deux coefficients additionnels en tiennent compte, la probabilité Lr de ne pas s’échapper avant d’être ralenti, et la probabilité Lt de ne pas s’échapper après avoir été ralenti. Pour les tailles habituelles des réacteurs, ces deux probabilités sont de l’ordre de 85 à 90% (10 à 15% des neutrons rapides s’échappent, ainsi que 10 à 15% des neutrons thermiques). Ce sont eux qui rendent radioactive l’enceinte du réacteur et nécessitent un blindage pour protéger les opérateurs et l’environnement.
Le premier problème que devaient résoudre les physiciens du Met Lab était de parvenir à choisir les matériaux et leur arrangement de sorte à parvenir à k? > 1. Tant que ce ne serait pas le cas, même une « pile » de taille infinie ne permettrait pas de réaction en chaine entretenue. Ensuite seulement, il conviendrait d’estimer la taille minimale permettant d’arriver à un réacteur critique k = k∞ Lr Lt = 1.
Avec Lr = 0.865 et Lt = 0.86, pour donner un exemple, nous obtiendrions k = 1.000, soit une réaction exactement critique. Pour mettre le réacteur en route, il « suffirait » d’augmenter le coefficient f (en retirant une barre de contrôle en cadmium par exemple), et pour l’arrêter de diminuer le coefficient f en remettant la barre en place.
Supposons 1000 neutrons rapides produits par fission. 27 provoquent immédiatement une fission et disparaissent en produisant 2.48 x 27 = 67 nouveaux neutrons, soit une augmentation nette de 40 neutrons. Des 1040 neutrons désormais présents (d’où ε = 1040/1000 = 1.04), 140 (13.5%) s’échappent du réacteur, et les 900 restants sont ralentis. Parmi eux 180 (20%) sont absorbés de façon résonante par l’uranium 238, et sur les 720 survivants, 101 (14%) s’échappent dans l’environnement. Il en reste donc 619 dont 124 (20%) sont absorbés par le modérateur et les barres de contrôle, les 495 autres l’étant par l’uranium. Ceux-ci engendrent 495 x 2.02 = 1000 nouveaux neutrons, et le cycle se reproduit.
La difficulté en 1941-1942 était d’estimer tous ces coefficients en mesurant d’une part, pour tous les matériaux utilisés, les sections efficaces d’absorption, de diffusion et – éventuellement – de fission en fonction de l’énergie des neutrons, et en calculant d’autre part les différents facteurs de perte en fonction de la dimension et de la géométrie des blocs d’uranium et de modérateur. Bien entendu, la valeur du facteur de multiplication k varie au cours du temps puisqu’il y a une diminution progressive de la proportion d’uranium 235, une augmentation de la quantité de produits de fission (qui affectent le flux de neutrons) et une augmentation de la quantité de plutonium 239 qui est lui même fissile. Le facteur de multiplication k n’est pas non plus identique d’un point à l’autre du réacteur, puisque le flux de neutrons est plus intense à proximité des blocs de combustible et plus faible à proximité des barres de contrôle ou à la périphérie du réacteur. Le calcul de la distribution du flux de neutrons dans une géométrie complexe est… complexe et ne peut pas être traité analytiquement. Il faut recourir à des méthodes numériques et, en 1942, cela voulait dire recourir à la règle à calcul, ou à des calculateurs mécaniques ou électromécaniques. Fermi utilisait en virtuose une calculatrice mécanique Brunsviga qu’il avait apportée de Rome, mais il passa rapidement aux calculatrices électromécaniques Marchant ou Friden bien plus rapides à l’usage.
À gauche, calculatrice Brunsviga 13ZK, à droite calculatrice Marchant Silent Speed 10ACT
Fermi avait employé des méthodes de calcul numérique dès 1927, pour résoudre les équations différentielles auxquelles il aboutissait dans sa description statistique de l’atome comme un gaz d’électrons (modèle de Thomas-Fermi), et à nouveau dans les années 1930 lors de ses travaux sur la bombardement de noyaux par des neutrons.
Le terme de « pile » vient simplement du fait qu’il s’agit d’un empilement de matériaux (ce n’était pas une allusion à la pile électrique de Volta, même si Fermi était italien) et la qualificatif « atomique » au lieu de nucléaire lui fut donné pour des raisons de relations publiques : le rapport Smyth en 1945 parla ainsi d’énergie atomique, et les journaux de bombe atomique après Hiroshima et Nagasaki, des savants « atomistes », et même des espions « atomiques ». Fermi et son équipe avaient commencé à Columbia par une série d’expériences à petite échelle pour explorer différents arrangements géométriques de la pile (la forme et la taille des éléments en particulier), différentes qualités des matériaux (comparaisons entre uranium métallique et oxyde), différents absorbants de neutrons (bore, cadmium) et différents réflecteurs (béryllium, paraffine).
Samuel K. Allison (1900-1965)
En février 1942, après le déménagement de Columbia à Chicago, Fermi et Anderson entreprirent avec Samuel Allison l’édification d’une nouvelle « pile », dite intermédiaire car elle ne devait pas encore atteindre la taille critique, sous le campus de l’université. Compton savait que l’eau lourde était un meilleur modérateur que le graphite, mais elle n’était pas disponible aux États-Unis (et il ne voulait pas payer le prix politique de l’utilisation de la petite quantité emportée par les Français), et il soutint donc l’emploi du graphite. Fermi apprécia peu le déménagement à Chicago, car au lieu de travailler avec une petite équipe soudée et de faire lui-même les expériences, il se retrouvait à diriger des équipes nombreuses, rédiger des rapports, participer à des réunions et à devoir sous-traiter à ses collaborateurs les parties qui l’intéressaient personnellement. De plus, il avait, depuis la déclaration de guerre de l’Italie aux États-Unis le 11 décembre 1941, le statut de ressortissant d’une puissance ennemie : sa liberté de mouvement fut fortement limité et son courrier était ouvert par la censure.
La pile intermédiaire montra au cours de l’été 1942 qu’une réaction en chaîne entretenue était réalisable, Fermi estimant à k∞ = 1.007 le facteur de multiplication pour une taille infinie (en utilisant presque uniquement de l’oxyde d’uranium). Fermi mena en personne l’analyse des piles exponentielles, assisté par Robert Christy, puis par Philip Morrison et Alvin Weinberg (qui appartenaient au groupe de Wigner, mais s’étaient spécialisés dans l’étude du facteur de multiplication). Wheeler contribua également à l’analyse.
Offensive japonaise dans le sud-ouest du Pacifique au printemps 1942
En juillet 1942, Compton annonça à Conant que l’objectif k∞ ~ 1.04 était probablement à leur portée. Les deux difficultés restant à résoudre étaient d’optimiser l’arrangement du réseau des blocs de graphite et d’uranium, et de rassembler une quantité suffisante de matériaux de pureté équivalente à ceux de cette pile. L’obtention en août par Seaborg d’un premier échantillon de plutonium pur, ultramicroscopique certes, fut également un encouragement à persévérer. Entre septembre et novembre, Anderson et Zinn construisirent 16 petites piles pour tester les matériaux et leur arrangement : il était possible de mesurer la dépendance du facteur k selon la configuration et le modérateur en plaçant une source de neutrons et des feuilles d’indium à différentes positions. L’indium était employé car c’est un remarquable détecteur de neutrons : l’indium naturel est à 96% de l’indium 115, qui devient de l’indium 116 en capturant un neutron. La section efficace de capture est énorme (154 barns pour l’isomère In115m1), et l’isotope formé se transforme en étain 116 stable, en émettant un bêta de 1 MeV et des gammas de 1 MeV et 1.3 MeV, aisément détectables, avec une demi-vie de 54 mn. C’est ainsi que Fermi put estimer qu’avec un meilleur arrangement le graphite et l’oxyde d’uranium donneraient k∞ ~ 1.04, tandis que l’uranium métallique permettrait d’atteindre k∞ ~ 1.07. Ce n’était pas beaucoup plus élevé que k = 1, mais cela suffisait pour que la réaction en chaîne diverge quand la taille critique serait atteinte.
Chacun des neutrons présents, quelle qu’en soit la raison (source extérieure, fission spontanée, cosmique, etc.) peut provoquer la fission d’un noyau d’uranium, puis une réaction en chaîne. Dans un assemblage sous-critique k < 1, celle-ci s’éteint exponentiellement mais elle contribue à multiplier le flux de neutrons présents. Supposons initialement N neutrons présents : il y en a N k à la première génération, puis N k2 à la seconde, et ainsi de suite. Au total, N ∑ kn = N / (1-k) = MN neutrons sont présents, soit un facteur de multiplication sous-critique M = 1/(1-k) , formule seulement valable pour k < 1 bien entendu.
Cet effet permit d’estimer assez facilement le facteur de reproduction k en mesurant le flux de neutrons, proportionnel à M. Il suffisait de porter la valeur de 1/M en fonction du nombre de couches (par exemple) ou de la position d’une barre de contrôle, et d’extrapoler la droite pour anticiper à quel moment la criticité serait atteinte. Fermi pouvait ainsi, en mesurant le flux de neutrons en certains points précis de la pile, calculer le flux total de neutrons, et de là estimer avec précision l’approche de la criticité.
Facteur de multiplication sous-critique en fonction de la position d’une barre de contrôle : l’extrapolation à zéro de 1/M correspond au point critique. ©DoE
Les matériaux, graphite et uranium, pour la construction de la première pile « critique » CP-1 (pour Chicago Pile 1) commencèrent à arriver le 15 septembre et tout était là le 15 novembre. L’équipe de Fermi les usina au fur et à mesure de leur arrivée en briques et en cylindres. CP-1 aurait dû être installée dans un nouveau bâtiment construit dans la forêt d’Argonne, à une quarantaine de kilomètres au sud-ouest de Chicago, mais une grève des ouvriers en retarda l’achèvement qui était prévue pour le 20 octobre. La pile CP-1 fut reconstruite plus tard sur le site d’Argonne, légèrement modifiée sous le nom de CP-2.
Les tribunes de Stagg Field, le stade de football (américain) abandonné en 1939 et démoli en 1957, sous lesquelles était installée la pile CP-1
En raison du retard, Fermi proposa en octobre à Compton de construire CP-1 à Chicago même, dans un cours de squash, sous les tribunes d’un stade de football de l’université, Staggs Field. Le stade était désaffecté depuis 1939, l’université de Chicago ayant supprimé son équipe de football américain après des saisons de plus en plus catastrophiques, culminant par des défaites cuisantes (0-47 face à l’université de Virginie, 0-61 face à l’université d’État de l’Ohio, 0-61 face à Harvard et 0-89 face à l’université du Michigan). C’est là qu’avaient été assemblées les proto-piles, mais cette fois la réaction devait diverger ! Dans l’impossibilité d’en parler aux autorités de l’université, ni à celles de la région, Compton s’angoissa devant le risque d’un accident radioactif majeur en plein milieu d’une grande ville, mais Fermi jugea ce risque négligeable et Compton finit par donner son feu vert le 14 novembre. L’assemblage commença le 16 novembre, et deux équipes se relayèrent, 24 heures sur 24, sous la direction respective d’Anderson et de Zinn, supervisées par Fermi. Il existait un plan d’ensemble, mais pas de schéma détaillé, et chaque couche de graphite et d’uranium fut installée après des discussions avec Fermi qui calculait chaque fois longuement le meilleur arrangement en fonction de la qualité des matériaux disponibles, ainsi que la position des barres de contrôle. Le graphite utilisé contenait de 0.5 à 2 ppm de bore.
L’emplacement de Stagg Field (flèche A) au nord-ouest du campus de l’université de Chicago © GoogleMaps
CP-1 avait la forme d’une sphère un peu aplatie de 7.8 m de large et de 6.2 m de haut, maintenue par un échafaudage en bois. Elle alternait briques de graphite d’une dizaine de cm d’épaisseur, fabriquées sur place ce qui rendit le sol très glissant pendant la construction, et cylindres d’uranium de 6 cm de diamètre et de hauteur, espacés de 20 cm, En fait la plupart des cylindres étaient en oxyde d’uranium parce qu’il n’y avait pas encore assez d’uranium métallique disponible. La plupart des cylindres d’uranium furent placés près du centre pour une meilleure efficacité, et l’oxyde en périphérie.
Section de la pile CP-1
L’ensemble représentait 385 tonnes de graphite et plus de 40 tonnes d’uranium (6 tonnes de métal et 36 tonnes d’oxyde). Des barres de contrôle amovibles en cadmium, excellent absorbeur de neutrons, étaient insérées dans la masse. En place, elles étouffaient la réaction en chaîne. Progressivement retirées, elles permettaient à la réaction de prendre de l’ampleur jusqu’à atteindre le régime critique où un neutron serait produit pour chaque neutron absorbé. Il n’y avait aucun blindage contre les rayonnements (sinon le graphite lui-même) et aucun refroidissement car la puissance libérée devait être négligeable, 200 W au maximum, et pendant peu de temps.
CP-1 en construction : on distingue les briques de graphite et les cylindres d’uranium qui y sont insérés. Le marteau, en bas à gauche, donne l’échelle. ©Université de Chicago
CP-1 Le premier réacteur nucléaire ©DOE
La construction fut achevée le 1° décembre. En fait, Fermi avait surestimé la taille critique de la pile, mais l’assemblage avait été progressif, et l’équipe avait soigneusement mesuré l’évolution du flux de neutrons au fur et à mesure que les briques étaient ajoutées, ce qui avait permis de constater que l’on approchait de la taille critique plus vite que prévu (d’où la forme en ellipse légèrement aplatie). À chaque couche, en effet, les barres de contrôles étaient retirées et la réactivité de la pile était mesurée en observant la multiplication des neutrons des rayons cosmiques et des fissions spontanées toujours présentes. Cela permit de calculer que la taille critique serait atteinte à la 57° couche qui, selon le planning, devait être posée par l’équipe d’Anderson dans la nuit du 1° au 2 décembre. Anderson promit à Fermi de ne pas démarrer la réaction en chaîne pendant la nuit en retirant les barres de contrôle.
Maquette de la pile de Chicago ©University of Chicago
Avec ses 6 m sur 8 m, CP-1 n’était pas très grand. En comparaison, le cœur d’une centrale nucléaire (type EDF de 1500 MWe) mesure 14 m de haut et 5 m de diamètre, et utilise de l’uranium enrichi à 3%. Le compartiment réacteur d’un sous-marin (mais avec tout son environnement, turbines, etc.) occupe 12 à 15 m de long pour une dizaine de m de diamètre, une masse d’un millier de tonnes, et une puissance de 50 à 500 MWe. Il utilise de l’uranium très enrichi (de 20 à 80%) ce qui le rend plus compact, et plus silencieux.
Le 2 décembre 1942, la barre de contrôle principale fut lentement retirée par étapes, tandis que Fermi surveillait de près l’augmentation du flux. À chaque retrait de la barre, le flux de neutrons augmentait un peu plus à chaque fois, avant de se stabiliser indiquant que le régime critique n’était pas atteint (le facteur de multiplication sous-critique 1/[1-k] augmente quand k approche de 1 et diverge quand k → 1).
Fermi calculait rapidement sur sa règle de combien il fallait lever la barre pour l’étape suivante. Juste avant que la pile arrive en régime critique, Fermi imposa une pause déjeuner (il avait fait la même chose à Rome lors de la découverte de l’effet des neutrons lents).
L’équipe de la première pile (réunie ici devant Eckhart Hall en 1946). De gauche à droite, au premier rang : Enrico Fermi, Walter Zinn, Albert Wattenberg et Herbert Anderson. Au rang du milieu : Harold Agnew, William Sturm, Harold Lichtenberger, Leona Woods (la seule femme de l’équipe) et Leo Szilárd. Au dernier rang : Norman Hilberry, Samuel Allison, Thomas Brill, Robert Nobles, Warren Nyer, et Marvin Wilkening © Life & University of Chicago
Puis l’opération reprit et CP-1 passa le seuil critique à 15h20. Le flux de neutrons se mit à augmenter exponentiellement. Au bout de 28 mn, Fermi donna l’ordre de redescendre la barre de contrôle, le cliquetis du compteur de neutrons diminua puis s’arrêta. La réaction était stoppée. La démonstration était faite qu’une réaction en chaîne continue et contrôlée était possible. La valeur de k avait été limitée à 1.0006. La réaction en chaîne était amorcée par les inévitables neutrons provenant du rayonnement cosmique et de la fission spontanée de l’uranium.
L’enregistrement du flux de neutrons de CP-1 le 2 décembre 1942 ©DoE
Wigner offrit à Fermi une bouteille de Chianti qu’il avait apportée de Princeton pour le jour où Fermi réussirait la première réaction en chaîne. Le message de succès envoyé par Arthur Compton à James Conant est resté célèbre : « Le navigateur italien a abordé le rivage du nouveau monde, et il a trouvé les indigènes amicaux. Le monde est plus petit qu’il le pensait. » Szilárd, lui, confia à Fermi que ce jour resterait dans les mémoires comme l’un des plus sombres de l’histoire de l’humanité.
Peinture représentant la mise en route de la première réaction en chaîne ©DoE
La bouteille de Chianti offerte à Fermi par Wigner pour célébrer la première réaction en chaine contrôlée
Leona Woods (1919-1986) était la seule physicienne de l’équipe de Fermi qui réalisa CP-1. Elle avait en charge la réalisation et l’utilisation des compteurs Geiger. Avec son mari John Marshall, elle contribua à la solution de l’empoisonnement par le xénon (elle était alors consultante pour DuPont), et elle supervisa le fonctionnement des réacteurs de Hanford. Elle travailla ensuite à Brookhaven, à l’université du Colorado puis à UCLA. Elle se remaria avec Willard Frank Libby (1908-1980) qui avait travaillé à Columbia avec Urey sur la diffusion gazeuse, et reçut en 1960 le prix Nobel de chimie pour sa découverte de la datation par le carbone 14.
Leona Woods, à droite en 1952 avec son mari John Marshall ©AIP
Mais CP-1 n’était qu’une étape, aussi cruciale fut-elle, sur la route du plutonium. CP-1 délivrait une puissance maximale de 200 watts à peine, mais elle ouvrait la voie aux usines à plutonium de Hanford. CP-1 fut démontée puis reconstruite — un peu différemment — sous le nom de CP-2 à Argonne, à l’écart de Chicago, et elle atteignit une puissance de 100 kW. Elle servit à des études d’irradiation, de mesure de la capture des neutrons et à des essais d’instruments.
La pile CP-2 (CP-1 reconstruite) à Argonne © ANL
Pendant que Fermi et son groupe rassemblaient des matériaux de pureté suffisante et élaboraient leur disposition optimale pour réaliser CP-1, Wigner avait rassemblé une petite équipe (essentiellement des théoriciens). Il était très inquiet des progrès possibles des Allemands vers une bombe nucléaire. Lors d’une réunion à ce sujet convoquée par Compton au cours de l’été 1942 avec entre autres Fermi et Wigner, celui- ci estima que les Allemands pourraient réaliser en 6 mois un réacteur comme celui qu’il était en train de dessiner, réacteur capable de fournir en 3 mois assez de plutonium pour une bombe, et qu’il existait donc un risque non négligeable de voir la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis très vite menacés par une telle bombe. Wigner était le destinataire de l’avertissement de Houtermans, et il connaissait très bien les physiciens allemands, mais il sous-estimait le temps nécessaire à la réalisation d’un réacteur puis d’une bombe et il ne savait pas que les Allemands s’étaient focalisés sur l’eau lourde et qu’ils menaient des recherches dispersées (et souvent rivales).
Les principaux assistants de Wigner furent Gale Young, un mathématicien qui avait aussi une formation d’ingénieur électricien, et Alvin Weinberg qui venait d’obtenir son doctorat à Chicago. Weinberg eut ensuite plus particulièrement la charge de s’occuper du réacteur pilote X-10, qui fut le premier réacteur nucléaire à fonctionner en continu (installé à Oak Ridge, dont Weinberg fut après la guerre le directeur scientifique). Katherine Way, qui avait travaillé à l’université de Caroline du Nord avec Wheeler, fut chargée d’estimer la radioactivité et la production de chaleur. Robert Christy, Gilbert Plass et Alvin Weinberg étaient en charge des calculs du facteur de multiplication neutronique k et de la configuration optimale des barres d’uranium. Francis Friedmann s’occupa du blindage en béton. Frederick Seitz (un élève de Wigner) se préoccupa des dommages causés au graphite par les neutrons rapides (la « maladie de Wigner »). Le petit groupe travaillait 7 jours sur 7 et il était très soudé : Weinberg raconte dans ses mémoires (The first nuclear era, AIP Press 1994) qu’ils s’appelaient tous par leurs prénoms (sauf Szilard que Wigner appelait « le Général » et Compton qui communiquait presque toujours avec eux par l’intermédiaire de Fermi ou de Wigner) Weinberg dit que les discussions entre Wigner et Teller étaient souvent vives, et que Fermi passait de temps en temps.
L’objectif du groupe de Wigner était la conception des réacteurs de très grande taille capable de produire du plutonium par kilos, la quantité nécessaire à un usage militaire. Un calcul simple permettait d’estimer la taille requise d’une telle installation. Chaque fission de l’uranium 235 libère ~200 MeV, sous forme de chaleur, et 2.5 neutrons en moyenne. L’un permet d’entretenir la réaction en chaîne, la plupart des autres finissent par être absorbés par l’uranium 238 et donner, au terme des réactions de transmutation, du plutonium 239. D’où une équivalence, approximative, de 200 MeV thermiques pour 1.5 atome de plutonium.
Traduit dans des unités parlant plus aux ingénieurs, un réacteur d’une puissance de 1 MWt produit 1 g de plutonium par jour. En effet, 1 g de plutonium contient 6.02x1023/239 = 25x1020 atomes, dont la production a libéré 25x1020x200/1.5 MeV, soit 5.3x1010 joules (1 MeV = 1.6x10-13 J). Soit une puissance de ~0.6 MW pendant une journée. Compte-tenu des pertes, cela donne la règle approximative 1 MW <=> 1 g Pu/jour. À raison d’un minimum de 10 kg de plutonium par bombe (quantité alors très imprécise), Wigner estimait qu’il fallait réaliser des réacteurs de 100 MWt, capables chacun de produire assez de plutonium tous les 3 mois pour réaliser une bombe. Incidemment, le taux plus élevé de capture des neutrons par l’eau rend les réacteurs modérés par le graphite plus efficaces – à puissance égale – pour produire du plutonium.
Le barrage de Grand Coulee sur la rivière Columbia © DoE-Bonneville Power Administration
En comparaison, le plus grand barrage du monde à l’époque, Grand Coulee sur la Columbia qui venait à peine d’être achevé, délivrait une puissance de 2 000 MW. Réaliser plusieurs unités (une dizaine ?) de 100 MW était donc une entreprise d’envergure. Ironiquement, Grand Coulee fut justement la principale source d’énergie de l’usine à plutonium de Hanford où furent finalement implantés trois réacteurs de production de 250 MWt. Le contrat avec DuPont pour la construction du site de Hanford fut signé le 28 décembre 1942, les 3 réacteurs entrèrent en fonctionnement en septembre 1944, décembre 1944 et février 1945 respectivement, et les toutes premières livraisons de plutonium après extraction arrivèrent à Los Alamos en février 1945.
Mais la conception des réacteurs de Hanford fut tortueuse. La formation d’ingénieur chimiste de Wigner le rendait à même de réaliser les plans d’une telle usine, mais elle le fit entrer en conflit avec les ingénieurs qui avaient d’autres idées sur la question. La première étape fut de déterminer la meilleure manière de récupérer l’uranium irradié pour en extraire le plutonium sans démonter le réacteur. La deuxième étape était d’extraire le plus efficacement possible les centaines de MW libérés sous forme de chaleur dans l’uranium pour éviter que tout fonde. Un réacteur de production différerait donc fondamentalement de la pile expérimentale que construisait alors Fermi. D’abord le combustible, l’uranium, serait placé dans de longs tubes relativement faciles à enfiler ou à extraire de la masse de graphite. Cette disposition entrainait plus de pertes de neutrons que les courts cylindres de 6 cm de Fermi, donc une plus grande difficulté à aboutir à la criticité, mais après tout l’absorption de neutrons pour produire du plutonium était l’objectif premier du réacteur. Mais pourquoi ne pas avoir imaginé des tubes métalliques alternant à l’intérieur cylindres d’uranium et cylindres de graphite ? Voir la réalisation concrète des « slugs ».
Le choix du modérateur était également essentiel, et les physiciens du groupe de Wigner au Met Lab réexaminèrent encore une fois l’eau (lourde et légère), le béryllium et le graphite. L’eau lourde était optimale (k en théorie de 10% supérieur au graphite) mais elle demeurerait indisponible en quantité appréciable pendant encore 2 ou 3 années au minimum. Christy et Weinberg explorèrent cependant la possibilité d’un réacteur modéré à l’eau légère pour déterminer si une bonne disposition du combustible nucléaire ne permettrait pas d’atteindre k ~ 1. Mais ils conclurent qu’il était impossible de dépasser k ~ 0.9 avec de l’uranium naturel, mais que si l’uranium était enrichi de 0.7% à 1% (ou mieux 2 ou 3%) alors k = 1 devenait possible. Et le béryllium ?
Il fallait ensuite extraire la chaleur produite, et tout l’éventail des gaz, solides et liquides fut passé en revue pour trouver ceux qui auraient les meilleures caractéristiques thermiques, mais aussi nucléaires. L’hydrogène et l’hélium apparurent comme les gaz les plus efficaces, et l’eau comme le meilleur liquide, malgré la corrosion. Le refroidissement par air était le plus simple, et il fut employé pour le réacteur pilote X- 10 à Oak Ridge, en raison de sa faible puissance. Il fut également employé après guerre par les Britanniques à Windscale et le premier réacteur y divergea en juillet 1950. La filière Magnox développée ensuite par les Britanniques (Calder Hall en 1956, et d’autres sites ensuite) utilisa du gaz carbonique, comme la filière française UNGG (uranium naturel, graphite, gaz) utilisée à Marcoule, Chinon, Saint-Laurent et Bugey 1.
L’ingénieur Thomas Moore avait été recruté dès mars 1942 par le Met Lab pour réaliser les plans des réacteurs de production. Il était venu de la société Humble Oil avec son assistant Miles C. Leverett, et comme ils n’avaient aucune notion de physique nucléaire, Wheeler lui avait été affecté. En septembre 1942, Moore proposa un réacteur uranium-graphite refroidi par hélium : un cube de 460 tonnes de graphite (à peine plus que CP-1 ?) serait percé de 376 tubes verticaux, contenant chacun 22 cartouches d’uranium et de graphite, et au travers desquels de l’hélium circulerait à haute température et sous haute pression. L’hélium avait l’avantage de capturer extrêmement peu de neutrons et de ne pas être corrosif. Un mur de graphite additionnel entourerait la pile comme barrière contre le rayonnement, ses segments sphériques valant à la pile le sobriquet de Mae West.
Principe d’un réacteur uranium-graphite vu par la bande dessinée (Adventures Inside the atom, General Electric 1946)
Wheeler raconte qu’au début de l’été 1942, Wigner préférait encore l’hélium pour le refroidissement, Weinberg dit cependant que Wigner esquissait dès avril un réacteur refroidi par eau (malgré l’absorption additionnelle de neutrons que cela entraînerait). Au fur et à mesure que l’on parvenait de plus en plus à purifier l’uranium et le graphite de leurs contaminants et que l’on approchait de k ~ 1, l’avantage de l’hélium de ne pas absorber de neutrons devint moins crucial et Wigner fut de plus en plus critique envers le refroidissement par l’hélium. Les températures de fonctionnement seraient beaucoup plus élevées (pourquoi ?) qu’avec d’autres fluides de refroidissement, et Wigner estimait que qu’il serait très difficile de maintenir l’étanchéité du circuit d’hélium à haute pression dans un environnement radioactif à haute température, que les matériaux alors disponibles en seraient gravement fragilisés, et que la maintenance de l’usine serait un cauchemar permanent. Les Britanniques construisirent de 1958 à 1962 à Winfrith un réacteur expérimental (Dragon) modéré par le graphite et refroidi par l’hélium.
Szilárd, de son côté, avait proposé une pile très compacte refroidie par la circulation d’un métal liquide, sans aucune pièce mobile (il aurait employé la pompe électromagnétique qu’il avait développée près de 20 ans plus tôt avec Einstein). Mais il ne put obtenir le bismuth qu’il voulait pour le refroidissement : le bismuth capture très peu de neutrons, fond à 271°C et sa densité en fait un bien meilleur refroidisseur que l’hélium. Szilárd ne renonça pas à son projet, mena des expériences sur la corrosion du bismuth liquide, et il proposa en juillet 1944 lors d’une revue de projets au Met Lab un réacteur compact de 250 MW destiné à la production d’électricité, utilisant la fission du plutonium par neutrons rapides (donc sans modérateur) et refroidi par un alliage de bismuth et de plomb. L’intérêt d’un tel alliage est qu’il fond à 123°C mais n’entre en ébullition qu’à 1670°C, et qu’il a une très faible conductivité thermique (mais une forte capacité calorifique quand même ?). La haute température améliore aussi le rendement thermodynamique (Carnot !), le réacteur est très léger et très compact, et l’alliage plomb-bismuth se solidifie rapidement en cas de fuite. Ses inconvénients sont une forte corrosion, une fragilité du réacteur et le fait que le bismuth se transforme en polonium hautement radioactif par capture neutronique. Il faut également prévoir une source extérieure de chaleur pour éviter la solidification de l’alliage lors d’un arrêt du réacteur, ou ne jamais arrêter le réacteur même pour le recharger ou pour en assurer la maintenance. Les Soviétiques l’ont utilisé dans les 7 sous- marins d’attaque de la classe Alfa (nom de code de l’OTAN, les Soviétiques l’appelant Projet 705 ou ????), compacts et très rapides (44 nœuds), qui connurent un bref service de 1977 à 1990 (le prototype fut mis hors d’usage dès 1974 par une fuite de l’alliage plomb-bismuth). Ils utilisèrent deux types de réacteurs de 155 MWt, OK-550 puis BM-40A. Des projets de tels réacteurs compacts reviennent d’actualité, les uns inspirés de ceux des Alfas (SVBR-100) soit différents (Hyperion, Myrrha).
Schéma de réacteur rapide refroidi par un alliage plomb-bismuth fondu (projet de Génération IV)
Dès avril 1942, Wigner proposait un modèle différent : un réacteur de 100 MWt refroidi par eau et capable de produire un peu moins de 100 g de plutonium par jour (rapport CE-140). Le projet fut raffiné en juillet (rapport CE-197). Compton demanda à Wigner de revoir son projet à la hausse et d’envisager un réacteur de 500 MWt produisant 500 g de plutonium par jour. Le projet fut terminé en décembre (rapport final CE-407 du 9 janvier 1943) : un cylindre de graphite de 4 m sur 8 m (100 ou 200 m3 ?) traversé verticalement par 1500 tubes d’uranium (recouvert d’une enveloppe d’aluminium protégeant l’uranium de la corrosion) et refroidi par un passage continuel d’eau le long de ces tubes, depuis un réservoir situé au dessus vers un autre placé en dessous. L’eau est un refroidisseur très efficace : un débit de 2.5 m3/s permet d’évacuer 500 MW de chaleur au prix d’un réchauffement de 50°C. Le réacteur fonctionnerait donc à basse température sans problème de métallurgie dû aux hautes températures et sans problème d’étanchéité. Le rendement aurait été ridicule s’il avait fallu produire de l’énergie (Carnot !) mais ce n’était pas l’objectif : la chaleur partait dans la nature, ou plus précisément dans l’eau de la rivière Columbia.
Une pile uranium graphite refroidie par eau présente par contre deux inconvénients : d’une part l’eau absorbe des neutrons, réduisant de 3% le facteur de multiplication k (et pendant l’été 1942 c’était une pénalité très lourde), d’autre part une élévation de température vaporise l’eau, réduisant son efficacité pour évacuer la chaleur et augmentant simultanément le facteur de multiplication : la réaction s’emballe (c’est ce qui est arrivé à Tchernobyl). Wigner était conscient de ces risques, mais il jugea que le refroidissement par eau était préférable aux températures de fonctionnement très élevées du refroidissement par hélium.
Le réacteur de Hanford vu par la bande dessinée (Adventures Inside the atom, General Electric 1946)
Le groupe de Wigner estima les différents coefficients de la « formule à quatre facteurs », ajoutant à la suggestion de Szilard le coefficient de fission rapide ? (les 3% additionnels se révélant désormais cruciaux). Les calculs, laborieux, firent grand usage des calculatrices Monroe, Marchant et Friden, utilisées par les membres les plus jeunes de l’équipe. Le réseau à 2 dimensions constitué par les barres d’uranium fut traité par (transformées de Fourier et) fonctions de Bessel Les principaux problèmes à résoudre étaient les dimensions et l’espacement des barres d’uranium et des barres de contrôle, la manière d’évacuer les centaines de MW de chaleur (choix du fluide de refroidissement, de son débit et de son passage à l’intérieur ou à l’extérieur des barres d’uranium), le choix d’un blindage contre les rayonnements, en particulier les neutrons, et les aspects de maintenance comme le chargement et le déchargement des barres (barres continues ou formées de tronçons séparés, les slugs mot qui signifie lingot, jeton, ou limace !). Le meilleur compromis parut des barres d’uranium de 1.7 cm de diamètre espacées de 20.5 cm (en pratique les blocs de graphite étant fournis avec une taille de 21.4 cm, c’est ce qui fut retenu). Wigner supervisa tout, jusqu’aux plans détaillés de Hanford réalisés en 1943 par DuPont.
Alvin Weinberg (1915-2006)
Wigner et Seitz découvrirent que le bombardement des neutrons provoquait des dislocations dans la structure cristalline du graphite. Il suffit de 25 eV pour déplacer un atome de carbone dans le réseau, et un neutron de 1 MeV provoque un millier de collisions en cascades, délogeant de nombreux atomes de leurs positions. La plupart occupent une des places libérées par les autres, mais certains atomes finissent par s’immobiliser en dehors des positions d’énergie minimale du réseau. Cette accumulation d’énergie potentielle peut atteindre plusieurs centaines de joules/kg, et elle peut être libérée brutalement, sous forme d’une montée rapide en température pouvant atteindre 1200°C. Pour éviter « l’effet Wigner », il faut soit fonctionner à une température dépassant 250-300°C, soit procéder périodiquement (tous les 3 à 6 mois) à un recuit du graphite. Cet effet est le responsable de l’incendie du réacteur britannique n°1 de Windscale (aujourd’hui Sellafield) du 8 au 12 octobre 1957 lors d’un recuit mal mené : la montée en température ne put être arrêtée et provoqua la combustion d’une partie des 15 t d’uranium métallique (pas du graphite comme généralement affirmé) : U + O2 → UO2. L’accident dispersa de l’iode 131, du césum 137, du xénon 133 et du strontium 90 (1/3 des quantités de Tchernobyl).
Les deux réacteurs de Windscale
Réacteur n°1 de Windscale dont le cœur est un cylindre de graphite de 15 m de diamètre et 7 m de haut, refroidi par air
Les scientifiques hésitaient entre les différentes propositions et ils auraient voulu attendre les résultats de CP-1 pour faire leur choix, mais le 5 octobre 1942 Groves ne leur laissa qu’une semaine pour figer la conception. Compton opta pour laisser Fermi poursuivre la réalisation de CP-1 jusqu’en décembre, puis de laisser fonctionner en continu une pile « intermédiaire » (refroidie) à Argonne jusqu’en juin 1943 avant d’en extraire le plutonium, tout en construisant une « Mae West » à hélium de 100 MW à Oak Ridge de sorte qu’elle fabrique 100 g de plutonium par jour à partir de mars 1944. L’idée de Compton était que celle-ci soit à la fois un outil de test et la première unité d’un ensemble de production, tout en laissant se poursuivre en parallèle des recherches sur les piles refroidies par liquide (en incluant le projet de Szilárd).
En fait, rien ne se passa de cette façon car Groves imposa DuPont, d’abord le 3 octobre pour construire l’usine de séparation chimique du plutonium alors prévue à Oak Ridge, puis ensuite pour la réalisation des réacteurs de production, remplaçant la compagnie Stone & Webster. Hanford fut également choisi comme site au lieu d’Oak Ridge pour éviter de mettre au même endroit les réacteurs de production, leurs usines de séparation chimique et les usines de séparation isotopique. Chacune de ces installations exigeait en outre une énorme puissance électrique, et la puissance totale ne pouvait pas être disponible en seul endroit. Groves trouva aussi qu’Oak Ridge était trop proche de Knoxville (20 km) et ses 120 000 habitants en cas d’accident nucléaire, et il opta pour le site nettement plus isolé de Hanford, à 20 km de Pasco, une bourgade de 4 000 habitants à l’époque (200 000 aujourd’hui), et à 250 km de Seattle ou de Portland.
Wigner ayant fini par avoir gain de cause, son groupe finalisa la conception d’un réacteur refroidi par eau, en liaison avec les ingénieurs de DuPont. Ceux-ci avaient opté pour des barres horizontales pour le réacteur expérimental refroidi par air, et Wigner reprit l’idée. Crawford Greenewalt, l’ingénieur en chef de DuPont pour le projet, fut très réticent vis-à-vis du refroidissement par eau : il craignait qu’un défaut de pression dans un tube conduise à l’ébullition de l’eau, et donc à un refroidissement moins efficace et à une fusion ou un incendie du cœur. Ce type de réacteur a un « coefficient de vide positif » et risque de s’emballer comme à Tchernobyl. Greenewalt était cependant plus inquiet encore de la solution de refroidissement par hélium sous pression, qui demandait une étanchéité quasi-parfaite et des compresseurs très spéciaux qui risquaient d’être longs à réaliser. En février 1943, Greenewalt finit par recommander le refroidissement par eau comme la moins mauvaise solution. Les ingénieurs de DuPont sous la direction de George Graves modifièrent le projet de Wigner en réduisant la puissance de 500 à 250 MW, en utilisant un blindage en isorel et béton plutôt qu’en eau, et surtout en prévoyant d’ajouter 500 barres additionnelles d’uranium aux 1500 prévues « au cas où ». Ils jugeaient que le saut de la pile de Fermi de quelques watts à un réacteur de plusieurs centaines de mégawatts était risqué et voulaient réduire ces risques. Greenewalt avait demandé la possibilité de barres additionnelles au cas où l’habillage des barreaux par l’aluminium devrait être plus épais, ou doublé, pour réduire les risques de leur corrosion qui pouvaient disperser des produits très radioactifs dans la rivière Columbia. Une épaisseur accrue d’aluminium pouvait absorber de précieux neutrons, et la possibilité d’ajouter des barres permettrait de compenser ces pertes. Ces barres additionnelles, qui remplissaient les angles du bloc de graphite, se révélèrent extrêmement utiles lors de la mise en route du réacteur B de Hanford et la découverte de l’empoisonnement au xénon. Wigner revit de très près les plans de DuPont, insistant en particulier pour porter le nombre de barres de sécurité de 9 à 29 (selon Weinberg dans ses mémoires, mais il confond peut-être les 9 barres horizontales de contrôle et les 29 barres verticales de sécurité).
Néanmoins, les physiciens qui venaient de réaliser le premier réacteur nucléaire et de concevoir les plans de ceux de Hanford se virent privés début 1943 de toute responsabilité majeure dans le passage à grande échelle de leur travaux, d’où une intense frustration.
Une fois lancée la construction des réacteurs de Hanford, l’équipe rassemblée autour de Wigner se retrouva disponible et elle se lança dans la conception d’un réacteur de production modéré par l’eau lourde. Des contacts furent pris avec le groupe de Urey à Columbia, dont Karl Cohen (plus tard directeur de la division nucléaire de General Electric) et H.C. « Ace » Vernon, un ingénieur de DuPont. Il vint ensuite s’installer à Chicago, mais les relations demeurèrent un peu distantes. Le groupe de Wigner étudia des configurations homogènes (calculant pour elles un facteur de multiplication k ~ 1.08) et en réseau (k ~ 1.2). La solution hétérogène de barres d’uranium plongées dans l’eau lourde était donc plus efficace, mais la possibilité de réaliser un réacteur critique avec une « soupe » homogène d’uranium et d’eau lourde était séduisante car elle simplifiait considérablement l’ingénierie : plus besoin de milliers de cylindres d’uranium soigneusement usinés, ni de milliers de tubulures pour faire circuler l’eau. Des expériences se déroulèrent à Chicago en 1943 et 1944 pour trouver une solution aqueuse stable de l’uranium, mais cela se révéla difficile. Des solutions de sulfate UO2SO4 ou de nitrate d’uranyle UO2(NO3)2 furent mises au point plus tard(l’uranyle est l’ion UO2++). Le groupe de Wigner proposa donc en septembre 1943 un réacteur hétérogène (projet P-9), mais 10 fois plus petit que Hanford (en dimensions ou en volume ?). Un comité dirigé par Tolman en recommanda la construction comme solution de repli si les réacteurs au graphite ne donnaient pas satisfaction, mais cela n’eut pas de suite. En fait le projet de Wigner ne fut réalisé, modifié, qu’en 1953 à Savannah River où 5 réacteurs furent mis en route entre décembre 1953 et mars 1955 pour la production de plutonium à usage militaire.
En guise de consolation, une version miniature fut lancée : un réacteur expérimental hétérogène à eau lourde fut étudié en quelques mois sous la direction de Walter Zinn, et construit début 1944 à Argonne (près de Chicago). L’eau lourde avait commencé à être produite début 1943 dans une usine située à Trail, au Canada, en Colombie Britannique. Trail est d’ailleurs aussi sur la rivière Columbia, près de la frontière avec les Etats-Unis et à 400 km de Vancouver. La production était de 6 000 l par an. Le réacteur CP-3 (CP-2 était le nom donné à la pile CP-1 démontée et reconstruite à Argonne) divergea en mai 1944. Sa puissance n’était que de 300 kW mais il laissa entrevoir un avenir commercial pour ce type de réacteur.
Enrico Fermi et Walter Zinn (qui fut le premier directeur de l’Argonne National Laboratory) © ANL
La pile CP-3 à Argonne, le premier réacteur à fonctionner en utilisant l’eau lourde ©ANL
Le principe du réacteur à eau lourde fut ensuite essentiellement développé par les Canadiens, qui disposaient de grandes réserves d’uranium naturel, d’une usine d’eau lourde (et de grandes ressources hydroélectriques) : après ZEEP, le réacteur expérimental de Chalk River, la filière CANDU (Canada Deutérium Uranium) fut mise au point et continue toujours à être développée.
Principe d’un réacteur CANDU
Un Comité pour de Nouvelles Piles se réunit régulièrement à Chicago du printemps 1944 au printemps 1945 et il explora un très vaste éventail de projets, au cours duquel fut envisagée la quasi-totalité des types actuellement connus de réacteurs, aussi bien pour la production de plutonium que d’électricité, ou pour la propulsion de navires (et même d’avions). Les participants réguliers en étaient Fermi, Wigner, Szilard, Allison, Franck, Weinberg. Fermi attira l’attention lors de l’une de ces réunions sur deux dangers futurs : la possibilité d’un détournement de plutonium par des groupes hostiles, et la production de quantités phénoménales de radioactivité.
Les difficultés alors rencontrées à Los Alamos, tant avec le projet de bombe à uranium 235 (faute de séparation isotopique opérationnelle) qu’avec celui de bombe au plutonium (à cause de la contamination en Pu 240) poussèrent Wigner à s’intéresser à l’uranium 233, lui aussi fissile par neutrons lents. Celui-ci n’existe pas naturellement, et Wigner eut l’idée d’un « convertisseur » pour transformer du thorium 232 (fissile uniquement par neutrons rapides et aussi impropre à une réaction en chaîne que l’uranium 238) en uranium 233. Origine de la « filière thorium » aujourd’hui proposée. Glenn Seaborg fit remarquer peut après que l’uranium 233 serait nécessairement contaminé par l’uranium 234 qui risquait de présenter le même problème de fission spontanée et d’empêcher une bombe-canon.
Lors de la réunion du 26 avril 1944, Fermi exposa un principe de réacteur produisant plus de plutonium qu’il n’était consommé d’uranium et de plutonium (ancêtre des surgénérateurs, baptisé breeder par Szilard) en utilisant des neutrons rapides (d’où plus de neutrons secondaires en ce cas, 2.5 au lieu de 2.1). Wigner et Soodak présentèrent un projet de réacteur à neutrons rapides en 1945. Mais Wigner était réticent devant l’idée d’un réacteur rapide contenant plusieurs masses critiques de plutonium. Il explora aussi la possibilité d’un réacteur homogène avec le l’uranium 233 en suspension dans de l’eau lourde.
Farrington Daniels proposa un réacteur dans lequel une pile de sphères de graphite contenant des billes d’oxyde d’uranium était refroidie par un courant de gaz (hélium). La proposition n’eut pas de suite immédiate, mais elle est l’ancêtre des projets actuels de réacteur à lit de boulets (peeble bed reactor), technologie a priori de meilleur rendement (haute température) et plus sûre (quoique le graphite puisse s’enflammer et disperser des matériaux fortement radioactifs). La « pile Daniels » fut réexaminée dès 1946 par Daniels avec Etherington (d’Allis-Chalmers) et McCullough (de Monsanto) sous la forme d’un réseau de plusieurs dizaines de kg d’uranium 235 presque pur, modéré par du béryllium et refroidi par de l’hélium à haute température. Le projet parut irréaliste du point de vue économique et stoppé par l’AEC en 1947 : le gramme d’uranium 235 coûtait alors 100 $ et produirait 7 MWh d’électricité, autant que 3.5 tonnes de charbon ne coûtant que 4 $ la tonne (sans compter le coût du réacteur lui-même !). L’équipe se lança alors dans la réalisation d’un réacteur naval, pour lequel les questions de rentabilité économique ne se posaient pas. Le prix de l’uranium enrichi chuta d’ailleurs très vite avec les progrès des techniques d’enrichissement.
NB : fission de 1 g d’uranium par jour <=> 1 MW thermique <=> avec un rendement thermique de 30%, énergie libérée par la fission de 1 g = 1 MW x 24 h x 0.3 ~ 7 MWh électrique. OK !
Un réacteur expérimental de 40 MWe uranium-graphite-hélium a fonctionné à Peach Bottom en Pennsylvanie de 1966 à 1974 sans problème. L’AEC construisit ensuite en 1968 à Fort Saint-Vrain, dans le Colorado, un réacteur de 330 MWe (840 MWt) avec des microbilles de carbure d‘uranium fortement enrichi (93%) et de thorium dans une matrice de graphite refroidie par l’hélium. Il entra en service en 1976 et son rendement de 40% était meilleur que celui des centrales à eau (PWR) en raison de la température de fonctionnement de 500°C, et la génération de matériau fissile à partir du thorium lui donnait une durée de vie triple des autres réacteurs (burnup de 90 GWt.jour/tonne au lieu de 30). Mais les problèmes d’étanchéité du circuit d’hélium se révélèrent aussi insurmontables que Wigner l’avait craint 25 ans plus tôt et le réacteur fut arrêté en 1989, puis reconverti en 1996 en centrale thermique au gaz.
Calcul approximatif de burnup : 1 g d’uranium 235/jour = 1 MWt <=> 1000 GWt.jour/tonne U235 = 30 GWt.jour/tonne U enrichi à 3%. Autrement dit une centrale PWR typique de 1 GWe (3 GWt) « brûle » 1 tonne d’U enrichi en 10 jours. Elle en contient ~ 100 tonnes, de quoi fonctionner 1000 jours (3 ans sans recharge) bien qu’en pratique on change 1/3 du cœur à chaque maintenance (donc tous les ans).
Décharger complètement un réacteur revient à le désactiver. En pratique, un cœur n’est totalement vide que 2 fois dans sa vie : avant d’être chargé et après son démantèlement ! Dans le cœur d’un réacteur nucléaire, le flux neutronique n’est pas homogène, autant radialement qu’axialement. Il est plus important au centre du réacteur et décroit en se rapprochant de la périphérie. Pour compenser, améliorer le rendement, optimiser la puissance et limiter l’irrégularité de l’usure du combustible, on utilise des barres de combustible à enrichissement variable. Les barres au centre du cœur sont plus faiblement enrichies qu’en périphérie. En pratique et pour respecter la règle des tiers, on utilise 3 enrichissements différents, dans 3 zones différentes du cœur (enrichissement en moyenne, entre 1,5 et 3%). Au plan nucléaire, un réacteur se comporte donc en fait comme 3 réacteurs différents (dit de façon simplifiée voire simpliste) même si toutes les zones “interagissent” entre elles : la réaction “globale” est optimisée mais de façon locale, le comportement neutronique est variable. Comme en moyenne, la vie d’un combustible est de 3 ans, on change par tiers ET PAR ZONE, 1/3 (une zone) chaque année, cette zone étant TOUJOURS la zone faible (on ne décharge QUE la zone faible). Quand don dit qu’un réacteur st déchargé, ça veut dire que la zone faible est déchargée mais jamais le cœur entièrement ! On décharge la zone la plus faiblement enrichie. On dépose ces barres dans la piscine de transfert. On déplace le combustible de la zone 2 (plus fortement enrichi mais déjà “usé”) dans la zone 1. On déplace la zone 3 dans la zone 2. On remplace le combustible de la zone 3 (la plus fortement enrichie) par du neuf. Charger un réacteur veut donc dire “remplacer le combustible de la zone 3). On ne charge QUE cette zone.