Alain Bouquet - Le neutron

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Le "neutron" de Rutherford

Lors de la Conférence Bakérienne (depuis 1775, une des plus prestigieuses conférences devant la Royal Society à Londres) donnée le 3 juin 1920 avec pour sujet Nuclear Constitution of Atoms, Rutherford avait établi le bilan – et les perspectives – des bombardements de noyaux par des α. Évoquant le noyau d’azote (Z = 7), il estima qu’il devait être formé d’un cœur de 3 alphas, plus un proton isolé «satellite», celui qui, d’après lui, était éjecté dans une collision avec un alpha. La masse de l’azote étant 14, il ajouta un second proton satellite, mais la charge électrique aurait été trop élevée d’une unité, à moins de la compenser par un électron.

Rutherford en vint à émettre l’hypothèse d’une paire proton-électron très étroitement liée, une sorte de mini-atome d’hydrogène à l’intérieur du noyau. Cet objet, qu’il appelait « neutron » sur le modèle de « proton », aurait une masse analogue à celle du proton mais serait neutre, et permettait à Rutherford d’expliquer (qualitativement) la formation de tous les noyaux à partir de l’hydrogène malgré la répulsion électrostatique. Dans son idée, il n’était pas question d’une particule fondamentale.

« Sous certaines conditions [...], il serait possible qu'un électron se combine de façon beaucoup plus proche avec un noyau d'hydrogène, formant une sorte de doublet neutre. Un tel atome aurait des propriétés très originales. Son champ externe serait pratiquement zéro, sauf très près du noyau, et en conséquence il devrait être capable de se déplacer librement à travers la matière. Sa présence serait probablement difficile à détecter par spectroscope, et il pourrait être impossible de le confiner dans un récipient scellé. D'un autre côté, il devrait entrer facilement dans la structure des atomes, ou pourrait sinon s'unir avec le noyau ou être désintégré par un champ intense, résultant peut-être en l'échappement d'un atome d'hydrogène chargé ou d'un électron ou des deux »

1921 Interaction forte (Chadwick & Bieler) par intensité déviation rayons alpha sur N et O

Rutherford lança ses élèves, dont Chadwick, à la recherche de cet objet hypothétique (baptisé neutron dès 1921) sans aucun résultat pendant plusieurs années malgré beaucoup d’ingéniosité dans les méthodes de recherche. Ils ne parvinrent pas à découvrir de matériaux émettant naturellement ces « neutrons », et les méthodes de détection habituelles utilisant d’une manière ou d’une autre la charge électrique (ionisation, scintillation…) ne s’appliquaient pas à la recherche d’une particule neutre.

La possibilité d’un «diplon» (→ 2H) fut envisagée de même que celle d’un «triplon» (→ 3H)

Chadwick envisagea l’étude du béryllium par bombardement alpha: il ne donne pas de protons, mais peut-être donne-t-il des «neutrons»? L’idée fut développée par G. Gamow, W.D. Harkins et d’autres dans les années 1920, mais la découverte suivit un chemin inattendu, passant par deux expériences sans rapport avec cette recherche, et qui furent toutes les deux interprétées de manière erronnée !

 

L'expérience de Bothe et Becker

Sources et cibles

Sources

Inconvénients

Cibles et absorbants

Walter Bothe (1891-1957

De nombreux physiciens étudiaient à cette époque les collisions de particules alpha sur les noyaux. Des protons étaient souvent éjectés en laissant derrière eux un nouveau noyau :

alpha + noyau 1 → proton + noyau 2

Vers 1927, Bothe pensa que le noyau final était probablement produit dans un état excité. Il devait donc perdre son excès d’énergie en émettant un photon gamma. À l’université de Giessen en Hesse, Walther Bothe monta en 1930 une expérience pour détecter ces photons de désexcitation en se focalisant sur les éléments légers : lithium, bore, béryllium, dont la barrière coulombienne plus basse facilite la pénétration de l’alpha.

Bothe

Walther Bothe (1891-1957)

Avec son élève Herbert Becker, il bombarda différents éléments légers (lithium, béryllium, bore, fluor, magnésium, aluminium) avec des rayons alpha de 5.2 MeV émis par le polonium (l’intérêt du polonium est d’éviter la contamination γ que d’autres sources présentent). La source de 5 mCi était la plus intense dont ils pouvaient disposer.

L’expérience était très simple : ils placèrent un compteur à pointe derrière une fenêtre assez épaisse pour arrêter les alphas et les protons, et le compteur, relié à un compteur électromécanique d’impulsions formé de relais téléphoniques, comptait les impulsions.

Montage de Bothe

Le montage de Bothe et Becker

Ils détectèrent comme prévu en octobre 1930 un rayonnement ionisant résiduel, et ils l’interprétèrent naturellement comme celui des gammas attendus. L’énergie des γ était évaluée en interposant des plaques de plomb d’épaisseur variable entre la cible et le compteur, et elle se révélait ~ 5 MeV [car ne perdant que 30% de son intensité après 1 cm de plomb], supérieure à celle des γ habituels de la radioactivité. S’agissait-il des γ de désexcitation attendus ?

Cas particulier du béryllium : pas de proton émis, mais rayonnement pénétrant beaucoup plus intense. Les sections efficaces de production de neutrons sont en effet

Bothe et Becker annoncèrent ces résultats le 23 octobre 1930 dans la revue Zeischrift für Physik 66-289 (1930) «Excitation Artificielle de Rayons γ Nucléaires» :

l'article de Bothe

Le début de l’article de Bothe et Becker.

Noter la phrase « Les rayons γ radioactifs les plus durs constatés » et la référence au « modèle nucléaire de Gamow » Ils les présentèrent en mai 1931 à la conférence de Zürich, mais l’interprétation du cas du béryllium ne fut proposée qu’en octobre 1931 à la conférence de Rome. L’absence de proton conduisit Bothe à envisager la formation d’un noyau excité de carbone 13 selon un processus « d’agrégation » (on dirait aujourd’hui fusion)

42He + 94Be → 136C* → 136C + γ

L’accueil fut plutôt favorable de la part des autres physiciens. Bothe devint professeur à Giessen puis à Heidelberg, malgré ses difficultés avec le nazisme (Lenard lui fit perdre son poste de professeur à Heidelberg). Il travailla sur les désexcitations γ nucléaires et les rayons cosmiques. Il construisit (sur les plans de Lawrence) le premier cyclotron d’Allemagne de 1938 à 1944. Sa mesure d’une forte section efficace d’absorption des neutrons par le carbone en 1941 conduisit le programme nucléaire allemand à miser sur l’eau lourde au lieu du graphite. Il reçut le Prix Nobel de physique en 1954 pour la méthode des coïncidences, mise au point dans les années 1920.

L'expérience des Joliot-Curie

Frédéric Joliot et Irène Curie

Irène Curie (1897-1956,) fille aînée de Pierre et de Marie Curie, fut la principale collaboratrice de sa mère à partir de 1918 sous la direction de qui elle soutint sa thèse en 1926 sur la portée des particules alpha dans la matière. Frédéric Joliot (1900-1958)ingénieur de l’ESPCI devint en 1925 le préparateur de Marie Curie. Il épousa en 1926 Irène Curie (1897-1956), la fille aînée de Pierre et de Marie Curie. Ensemble, ils découvrirent en 1934 la radioactivité «artificielle», qui leur valut le prix Nobel de chimie dès 1935. Auparavant, ils avaient manqué le neutron, puis le positron. Frédéric Joliot construisit ensuite les premiers accélérateurs en France, tandis qu’Irène Curie analysait la diffusion de neutrons sur l’uranium, sans oser imaginer la fission. Après la découverte de la fission, Frédéric Joliot étudia la possibilité de réaction en chaîne, et il prit en mai 1939 des brevets couvrant la réalisation d’un réacteur et d’une bombe. Après la guerre, il créa le CEA et le dirigea jusqu’en 1950, puis, avec Irène, l’Institut de Physique Nucléaire d’Orsay en 1956.

Institut du Radium

Le pavillon Curie de l’Institut du Radium de Paris

Joliot-Curie

Irène Curie et Frédéric Joliot dans leur laboratoire

L'expérience

À l’Institut du Radium de Paris, les résultats de Bothe suscitèrent beaucoup d’intérêt car Irène et Frédéric Joliot-Curie travaillaient alors beaucoup sur les rayons gammas produits par des alphas. Disposant du radium et du radon médical de l’Institut du Radium, Joliot avait en effet préparé de 1928 à 1931 la source de polonium de très loin (10x) la plus intense du monde Irène Curie et Frédéric Joliot étaient à Zürich en mai 1931 et Marie Curie à Rome en octobre 1931, et les résultats de Bothe et Becker les intriguaient. Disposant de sources d’alphas bien plus intenses, ils décidèrent de répéter leurs expériences, mais en utilisant à la place du compteur Geiger une chambre d’ionisation, selon la pratique habituelle du laboratoire depuis Pierre et Marie Curie. Le laboratoire disposait de chambres d’ionisation, d’électromètres sensibles, et de chambres de Wilson mais pas (encore) de compteurs Geiger.

Leur montage expérimental en décembre 1931 était formé par :

Montage de Joliot pour les neutrons

Le montage des Joliot-Curie : les alpha du polonium frappent le béryllium, qui éjecte le « rayonnement pénétrant » dont ils étudient les effets sur un écran (de paraffine par exemple) en mesurant le courant généré dans la chambre d’ionisation qui suit. Les ions produits sont collectés par l’électrode centrale reliée à l’électromètre Hoffmann ©Belin

Le courant était proportionnel à l’ionisation au lieu du tout ou rien du compteur à pointe. Le montage des Joliot-Curie était ainsi plus « ouvert » que celui de Bothe, suceptible de réagir à autre chose que ce qui était prévu.

Les Joliot-Curie Joliot-Curie

Frédéric Joliot et Irène Curie en 1932 © Kertesz Ministère de la Culture

Ils confirmèrent très vite, en apparence, les résultats de Bothe et Becker. Les Joliot-Curie interposèrent différents types d’écran sur le trajet du rayonnement pour en mesurer les propriétés. Plus un rayonnement était énergique, plus l’épaisseur de l’écran de plomb devait être importante pour obtenir le même courant induit dans l’électromètre, et comme ils disposaient déjà de courbes donnant l’absorption de rayons gamma en fonction de leur énergie, ils pouvaient en déduire l’énergie de leurs « gammas ». Ils pouvaient intercaler différentes cibles sur le trajet des alphas, du lithium, du bore, du béryllium, et comme Bothe et Becker s’en étaient rendu compte, c’est le béryllium qui donnait le rayonnement de loin le plus intense. Le 28 décembre 1931, deux notes furent envoyées à l’Académie des Sciences :

Une erreur d'interpétation

Les Joliot-Curie en estimèrent l’énergie entre 5 et 10 MeV, et acceptèrent l’interprétation de Bothe. Ils étaient 3 fois plus énegétiques que les alphas, et les Joliot-Curie voulurent utiliser ces gammas de très haute énergie comme sondes pour plus loin : ils savaient que les gammas conduisaient à l’occasion à l’émission de protons quand ils bombardaient certains noyaux. Ils intercalèrent donc des écrans de différentes substances, et ils mesurèrent l’ionisation due aux protons. Ils furent surpris d’obtenir des réultats en général négatifs.

Seuls les composés hydrogénés (la paraffine en particulier) émettaient des protons. Ils raisonnèrent donc ainsi :

  1. des protons traversent la chambre d’ionisation
  2. le béryllium ne produit pas de proton par bombardement α
  3. ⇒ les protons ne viennent pas du béryllium, mais de l’écran
  4. seule la paraffine produit cet effet
  5. ⇒ ce n’est pas une transmutation nucléaire des noyaux de l’écran
  6. ⇒ les protons sont des noyaux d’hydrogène éjectés de l’écran

Cela signifiait que les protons ne venaient pas de transmutations nucléaires des noyaux de l’écran, mais qu’ils étaient simplement éjectés. Autrement dit, ils interprétèrent leur observation comme le résultat d’une diffusion Compton d’un gamma énergétique sur un proton de la paraffine. De l’énergie du proton, ils déduisirent une énergie d’une cinquantaine de MeV pour le gamma.

Effet ComptonDiffusion Compton

Ces conclusions parurent le 18 janvier 1932 dans une note à l’Académie des Sciences : « Il paraît donc établi par ces expériences qu’un rayonnement électromagnétique de haute fréquence est capable de libérer, dans les corps hydrogénés, des protons animés d’une grande vitesse. »

L’énergie de liaison du béryllium 9 comme celle du carbone 13 étaient mal connues, mais il semblait impossible qu’elles permettent à un alpha de 5 MeV d’éjecter un gamma de 50 MeV sans violer la conservation de l’énergie. Mais à cette époque d’éminents physiciens, à commencer par Bohr, étaient tout à fait disposés à admettre que cette loi pouvaient être violée dans certains processus quantiques, comme la radioactivité bêta. Alors pourquoi pas avec les gammas ? Il n’était pas non plus évident que les lois quantiques s’appliquaient aux noyaux aussi bien qu’aux atomes.

Les Joliot-Curie répétèrent leur expérience le 20 janvier 1932 avec une chambre de Wilson qui matérialisait la trajectoire des protons, et ils se sentirent confortés dans leur interprétation d’une propriété nouvelle des rayonnements électromagnétiques.

Proton de recul

Proton de recul dans une chambre de Wilson © Joliot 1932

Réactions négatives sur l’interprétation des Joliot-Curie:

Deux difficultés se présentent en effet. D’une part, la probabilité d’un effet Compton est de plusieurs ordres de grandeur trop faible (les Joliot-Curie en sont parfaitement conscients et ils invoquent une nouvelle forme d’interaction). Et d’autre part, une énergie de 50 MeV pour un γ soit viole la conservation de l’énergie (comme la transmutation bêta selon l’hypothèse de Bohr), soit contredit l’existence de sous-structures α dans le noyau. En effet, l’énergie de liaison du béryllium 9 n’est pas connue, mais elle est nécessairement négative et en la supposant nulle, on obtient une limite supérieure sur l’énergie d’un gamma émis par le carbone 13 (dont l’énergie de liaison a été mesurée par Aston).

Par suite, si Be 9 = 2α + p + e ⇒ Eγ < 14 MeV et si Be 9 = 9p + 5e ⇒ Eγ < 70 MeV.

L'expérience de Chadwick

James Chadwick (1891-1972)

Chadwick

Études à Manchester, se passionne pour la radioactivité dans le laboratoire de Rutherford, où il côtoie Geiger, Marsden, Moseley, Bohr… Il obtient son MSc en 1913 et reçoit une bourse pour aller à Berlin au Reichsanstalt, dirigé par Geiger; il y découvre que le spectre bêta est continu; interné en Allemagne pendant la durée de la guerre, rejoint ensuite Rutherford à Manchester, puis à Cambridge où, directeur-adjoint du Cavendish, il supervise toutes les recherches. En 1932, il découvre le neutron ce qui lui vaut en 1935 le prix Nobel de physique. Il crée alors son propre laboratoire à Liverpool, où il construit un cyclotron. En 1940, à la suite du mémorandum de Frisch et Peierls, il participe au comité MAUD puis dirige de 1943 à 1945 la mission britannique à Los Alamos (programme Manhattan).

James Chadwick (1891-1974) est élève de E. Rutherford. En 1914, il découvre le caractère continu du spectre en énergie des électrons émis par le rayonnement bêta. Lors d’un séjour dans le laboratoire de H. Geiger à Berlin, il est surpris par la déclaration de guerre et contraint de rester dans la capitale allemande pendant quatre ans. Il est interné dans un camp de prisonniers civils. Il y poursuit des recherches et correspond avec Rutherford. Après la fin de la guerre, en 1919, il est nommé professeur à Cambridge (Gonville and Caius College), poste qu’il occupera jusqu’en 1935. Il rejoint Rutherford et travaille avec ce dernier à des expériences de transmutation par rayons alpha et étudie les propriétés et la structure du noyau atomique. Il est nommé sous-directeur du Laboratoire Cavendish en 1923. Il y découvre l’effet photoélectrique nucléaire (indépendamment de Maurice de Broglie). C’est en 1932 qu’il démontre l’existence du neutron. Il est alors membre de la Royal Society depuis 1927. En 1935, année où il reçoit le prix Nobel, il accepte un poste de professeur à Liverpool où il installe le premier cyclotron anglais. Pendant la seconde guerre mondiale, il dirige la délégation britannique qui participe au projet Manhattan à Los Alamos (USA), pour développer la bombe atomique. ©CEA

La découverte du neutron

Pour étudier la structure des noyaux, Chadwick menait depuis plusieurs années des expériences de bombardement de différents éléments par les particules alpha du polonium. Pour cela, il avait mis au point au Cavendish une petite chambre d’ionisation reliée à un amplificateur (cascade de triodes), un oscillographe et un enregistreur photographique. Le montage, et plusieurs résultats sont décrits dans Artificial Disintegration by α-Particles (J. Chadwick, J. E. R. Constable and E. C. Pollard, Proc. R. Soc. Lond. A 1931 130, 463-489).

Chambre de Chadwick Chambre de Chadwick

Enregistrement

Enregistrement photographique de l'oscilloscope

Quand les nouvelles de Paris furent connues à Cambridge, Rutherford n’y crut pas un instant. Bien sûr, il n’avait aucun doute sur la qualité de l’expérience des Joliot-Curie mais, comme Chadwick, il doutait de leur interprétation. Chadwick disposait de tous les éléments pour reproduire leur expérience, mais en l’améliorant fortement. Sa source de polonium était beaucoup moins intense que celle des Joliot-Curie (5 mCi au lieu de 100 mCi, 1 Ci = 3.7x1010 désintégrations/seconde) mais son montage était beaucoup plus sensible. Il refit les expériences de bombardement de béryllium par des particules alpha avec divers types d’écrans placés devant une chambre d’ionisation, et il observa que le rayonnement pénétrant éjectait aussi des noyaux plus lourds que le proton, tels que l’hélium, le lithium, le béryllium, le carbone, l’air ou l’argon.

Expérience de Chadwick

Il montra que les reculs de tous ces éléments n’étaient pas compatibles avec le choc d’un gamma de 50 MeV, mais qu’ils s’expliquaient très bien si le projectile n’était pas un photon gamma, de masse nulle, mais une particule (neutre elle aussi) de masse comparable à celle du proton et d’énergie inférieure à 5 MeV. Et dans ce cas, aucune violation de l’énergie n’était requise. Plus précisément, quand la particule inconnue frappait un noyau d’hydrogène, il ne connaissait ni la masse, ni la vitesse initiale ni la vitesse finale de cette particule, et il avait donc sept inconnues pour quatre équations (la conservation des 3 composantes de l’impulsion et celle de l’énergie). Mais en répétant l’expérience avec d’autres cibles, chaque expérience lui donnait trois nouvelles inconnues (la vitesse finale) et quatre nouvelles équations (conservations de l’impulsion et de l’énergie), et avec plusieurs cibles, Chadwick put montrer que la masse de la particule inconnue était à quelques % près celle du proton.

Chadwick avait trouvé le neutron qu’il cherchait depuis 12 ans. Il est porter à son crédit et à sa rigueur expérimentale de ne pas avoir trouvé le neutron là où il n’était pas, et de l’avoir trouvé là où il était. Il annonça ses résultats dans une brève note « Possible Existence of a Neutron » à la revue Nature le 17 février (publiée le 27) et détailla ses expériences dans un article plus long et plus affirmatif « The Existence of a Neutron » le 10 mai, publié le 1° juillet dans les Proceedings of the Royal Society. Noter qu’il ne parle pas de « the » neutron mais de « a » neutron.

Article de Chadwick

Le neutron est-il une particule élémentaire?

En attribuant au neutron un spin ½, on résolvait tous les problèmes de spin (et de statistique) rencontrés avec l’azote 14. Le noyau d’azote – formé de 7 protons (de spin ½) et 7 neutrons – a un spin total de 1 ⇒ le spin du neutron est nécessairement demi-entier. Mais si le neutron était un état lié d’un proton (spin ½) et d’un électron (spin ½), son spin serait entier ⇒ le neutron est élémentaire. Et le problème des électrons ultra-relativistes disparaissait également (inégalité de Heisenberg ⇒ un électron dans un noyau de taille 10-14 m ⇒ énergie > 100 MeV).

Il ne fut cependant pas admis immédiatement par tous qu’il s’agissait d’une particule réellement aussi fondamentale que le proton ou l’électron, et Chadwick se demandant pendant un an s’il s’agissait d’une particule élémentaire ou d’un état très fortement lié d’un proton et d’un électron. Dans ce cas, disait-il, sa masse devrait être inférieure à la somme de ces deux constituants (p+e=1.007), en raison de l’énergie de liaison (négative), donc inférieure à celle de l’atome d’hydrogène. Les mesures, délicates, étaient contradictoires :

La réponse fut obtenue en 1933 quand Chadwick photodissocia avec Goldhaber le deutéron. Le deutéron, découvert en 1931 par Harold Urey, était manifestement formé d’un proton et un neutron. En le bombardant de rayons gammas de 2.6 MeV, Chadwick et Goldhaber mesurèrent l’énergie des protons ainsi libérés et déterminèrent que l’énergie de liaison du deutéron était de 2.2 MeV. Par différence avec les masses du proton et du du deutéron, cela donnait une estimation de la masse du neutron :

mneutron = mdeutéron - mproton + Eliaison = 1876.1 – 938.3 + 2.2 = 940 MeV

qui était de plus de 1 MeV supérieure à celle de l’atome d’hydrogène, mH = 938.8 MeV.

Le neutron était donc une particule fondamentale. Des mesures plus précises indiquent que la masse du neutron est de 939.6 MeV et l’écart n’est que de 0.8 MeV, mais cela ne change rien à la conclusion

Si le neutron était une particule fondamentale, pouvait-on alors inverser la proposition, et considérer le proton comme formé d’un neutron et d’un anti-électron (pour avoir une charge positive) très fortement liés (mais par quelle interaction ?). Pendant deux ans encore fleurirent des modèles du noyau contenant des électrons, mais cette fois enfouis à l’intérieur du neutron. Ce fut le cas de modèles de l’interaction nucléaire suggérés en 1932 par Heisenberg. La question disparut quand il fut admis que proton et neutron sont deux états de la même particule élémentaire, le nucléon (le terme d’isospin est dû à Wigner en 1937).

Et plus encore avec la théorie de Fermi de la transmutation bêta comme annihilation d’un neutron et création simultanée d’un proton, d’un électron et d’un neutrino.

Théorie de Fermi Théorie de Fermi

La masse élevée du proton et du neutron permit de traiter la question de la structure des noyaux quantiquement mais de manière non relativiste, en partant de l’équation de Schrödinger avec un potentiel décrivant, empiriquement, des forces nouvelles entre les nucléons. Heisenberg, Majorana, Wigner et bien d’autres s’attaquèrent au problème, chacun avec une approche, et un potentiel, légèrement différent. Le premier objectif fut d’expliquer la saturation nucléaire, c’est-à-dire le fait que l’énergie de liaison des noyaux était à peu près proportionnelle au nombre A de nucléons (et donc que l’énergie de liaison par nucléon est à peu près constante et de l’ordre de 8 MeV).

Entretemps, Bothe avait monté une nouvelle expérience pour mesurer l’énergie des gammas et il leur avait trouvé une énergie maximale de 5 MeV. Parce qu’il y a bien des gammas aussi ! Plusieurs réactions nucléaires sont en effet possibles, dont :

42α + 94Be → 126C* + neutron suivie de 126C* → 126C + γ

Ces complexités nucléaires expliquent les difficultés d’interprétation rencontrées par Bothe et par les Joliot-Curie, auxquelles s’ajoutait le fait que leurs détecteurs respectifs n’étaient pas également sensibles aux différents types de particules.

Pourquoi Bothe et les Joliot-Curie ont-ils manqué le neutron ? Tous travaillaient sur les réactions nucléaires induites par les α. Mais avec de notables différences d’instrumentation : le compteur Geiger est presque insensible aux neutrons, tandis que la chambre d’ionisation est plus sensible aux protons qu’aux gammas. Et l’amplification du courant fut cruciale pour la réussite de Chadwick. Et il y avait surtout des différences d’environnement scientifique : Bothe s’intéressait aux gammas, et il les a trouvés [il y a réellement des gammas de désexcitation], les Joliot-Curie avaient alors peu de contacts avec d’autres physiciens, la non-conservation de l’énergie dans les réactions nucléaires jouissait d’une vogue certaine parmi les théoriciens de (Bohr, Heisenberg…). Par contre, l’idée du neutron de Rutherford ne fut jamais perdue de vue au Cavendish, dont les physiciens discutaient beaucoup entre eux (tea seminars). Et il faut admirer Chadwick d’avoir cherché le neutron pendant 12 ans sans aucune fausse alerte !

Interactions neutron-proton

La découverte du neutron marque, selon Hans Bethe, la fin de la préhistoire de la physique nucléaire : désormais les modèles ± qualitatifs cèdent la place aux modèles quantitatifs, et les choses évoluèrent très vite :

Une nouvelle conception du noyau atomique

La découverte du neutron compléta l’image moderne de l’atome : toute la matière est formée d’atomes (le plus souvent assemblés en molécules). Chaque atome de numéro atomique A contient un minuscule noyau formé de Z protons et de A-Z neutrons (de masses comparables), entouré par un nuage de Z électrons (dont la masse est 1836 fois plus faible que celle d’un proton). Les propriétés chimiques sont déterminés par Z, et les atomes de même Z et de A différent sont des isotopes dont les propriétés chimiques sont identiques et les propriétés physiques différentes.

Masse proton ~ masse neutron ⇒ masse du noyau ~ (Z+N)mp = Amp

11H 42He 126C 1680 2713Al etc.

Questions ouvertes

Proton, neutron, électron

Noyaux stables

Interaction forte

Tout commence avec Rutherford (encore!) et la diffusion des alphas sur les protons de l’hydrogène : La probabilité de diffusion à un angle θ ne suit pas la loi de Rutherford à grand angle (donc petit paramètre d’impact), loi établie sur des noyaux lourds (l’or par ex.). Rutherford (& Darwin) calculent la répulsion électrostatique entre une cible (Ze) et un projectile (2e) ponctuels. Une cible d’hydrogène (proton) ⇒ répulsion électrostatique minimale ⇒ les α s’approchent plus près que pour les autres noyaux.

Déviation à la loi ⇒ charges non ponctuelles ou interaction non électrostatique, ou les deux !

La découverte du deutérium en 1931 par Harold Urey (par distillation répétée d’hydrogène liquide) suscita un grand intérêt, surtout après la découverte du neutron.

Urey

Harold Urey

Identification du deutérium

Identification spectroscopique : la raie Hα à 656,3 nm est accompagnée d’une raie légèrement décalée à 656,1 nm

Isotope 2H ≣ D de l’hydrogène (masse atomique 2) → forme de l’eau lourde D2O (Urey 1931)

Découverte du neutron (1932) → noyau de deutérium formé d’un seul proton et un seul neutron

Le deutéron est le seul état lié de deux nucléons: il n'existe pas d’état lié de 2 protons (ce serait l'isotope 2He de l’hélium) ni d’état lié de 2 neutrons. Pourquoi ?

☞ focalisation sur l’interaction neutron-proton.

Interaction neutron-proton

En 1932, Heisenberg construisit un modèle inspiré des interactions moléculaires (où les électrons allant d’un atome à un autre aussurent la cohésion de la molécule). En calquant l’ion H2+, où l’électron qui passe d’un proton à l’autre crée un potentiel attractif malgré la répulsion des protons, Heisenberg imagina un potentiel attractif entre proton et neutron (se représentant le neutron comme un proton plus un électron).

Molécule d'hydrogène

En calquant la molécule H2, il obtient même un potentiel attractif entre neutron et neutron. Entre proton et proton, par contre, l’interaction électromagnétique était purement répulsive.

Plusieurs modèles furent proposés sur des idées analogues, entre autres par Wigner en 1932, Majorana en 1933, Iwanenko en 1933 aussi, Bartlett en 1936, avec des potentiels de profondeur et de largeur plus ou moins empiriques. Ces potentiel(s) effectif(s) V(r) fonction de la distance r entre proton et neutron permettaient un calcul approximatif de l’énergie de liaison (pour le deutéron et pour l’hélium 4).

Heisenberg

Werner Heisenberg en 1933 © Bundesarchiv

De Fermi à Yukawa

Le modèle β de Fermi (1933) induit automatiquement un terme d’échange neutron-proton

Echange n-p

d’où l’idée de l’utiliser pour calculer l’interaction neutron-proton. Deux difficultés:

☞ efforts – infructueux – pour modifier le potentiel en 1/r7 ou 1/r9 (Bethe et Peierls 1934)

En 1935, les expériences indiquèrent que les interactions proton-proton, proton-neutron et neutron-neutron étaient quasiment identiques, indépendantes de la charge des particules, ce qui conduisit Heisenberg à la notion de symétrie interne (le spin isotopique ou isospin).

Yukawa

Dès 1933, Yukawa reprit l’idée d’échange suggérée par Heisenberg, mais avec une autre particule échangée que l’électron. En novembre 1934, il proposa que cette particule soit beaucoup plus massive, conduisant à une interaction de très courte portée. Cette particule est aujourd’hui appelée méson π ou pion. Quelles sont en effet les propriétés requises de la (ou les) particule(s) échangée(s) entre le proton et le neutron?

La portée λ dérive de la masse Mc2 = ħc/λ ⇒ Portée λ = 10-15 m ⇒ M ~ 100 MeV ⇒ nouvelle particule, le méson, et couplage GYukawa >> couplage électromagnétique e2

Pas observée car instable : durée de vie calculée 0,2 µs (en fait 0,02µs) et énergie (alors) insuffisante pour la produire → rayons cosmiques

1936 : observation [par Carl Anderson et Seth Neddermeyer] dans les rayons cosmiques d’une particule de masse M ~ 100 MeV et de ½ vie τ~ 2µs ☞ identification ± immédiate avec la particule prédite par Yukawa. Mais incohérences : durée de vie trop longue, et surtout interaction très faible avec les nucléons

1946 : découverte par Powell, Occhialini et Lattes dans les rayons cosmiques d’une particule de masse M ~ 140 MeV et de ½ vie τ~ 0,02µs , interagissant fortement avec les nucléons

☞ le vrai méson de Yukawa (méson π± ou pion)

☞ l’autre est un méson µ± ou muon semblable à un électron lourd et sans aucun rapport!

Collisions proton-proton

Peu de progrès depuis 1920, faute de sources intenses de protons de haute énergie

⇒ force non coulombienne, attractive, à courte portée, de même intensité que la force neutron-proton → extension des modèles de Heisenberg-Fermi-Yukawa…

Noter la place croissante des États-Unis en physique nucléaire expérimentale!

Force proton-neutron

Yukawa p-n

→ force neutron-neutron et force proton-proton identiques (hors électromagnétisme)

Yukawa p-p

interaction forte nucléon-nucléon

Interaction entre deux nucléons (protons ou neutrons) modélisable par un potentiel V(r) dépendant de leur séparation r

Potentiel de Yukawa

☞ nombreuses formes de potentiel explorées (jusqu’à aujourd’hui) Mais il s’est révélé illusoire d’en déduire la structure des noyaux

Stabilité

Mais pas encore d’idée claire sur la stabilité ou non des noyaux.

Quand Z augmente, énergie de liaison insuffisante d’où émissions alphas, entrecoupées d’émissions bêta (chaînes radioactives). La radioactivité est une particularité des noyaux lourds.

Transmutations de Rutherford : noyau stable → noyau stable.

Cockroft et Walton: brisure noyau léger (lithium 7) en 2 alphas. Encore une fois: noyaux stables → noyaux stables

Pourquoi n'a-t-on pas construit de réacteur nucléaire dans les années 1930?

En 1919, Ernest Rutherford annonça avoir provoqué des transmutations nucléaires en bombardant des noyaux d’azote avec des particules alpha (noyaux d’hélium) qui en éjectèrent des protons, selon la réaction 4He + 14N -> p + 17O. Il était donc théoriquement envisageable de briser d’autres noyaux. De plus, l’énergie des protons était supérieure à celle des particules alpha, indiquant qu’une partie de l’énergie de liaison du noyau d’azote avait été libérée dans la collision. Au Cavendish, le laboratoire dirigé par Rutherford, Chadwick bombarda de la même façon du bore, du fluor, du sodium, de l’aluminium, du phosphore, mais la répulsion coulombienne du noyau se révéla de plus en plus difficile à vaincre par les noyaux d’hélium (dont l’énergie était fixée par la source radioactive qui leur donnait naissance).

L’idée d’accélérer les projectiles pour surmonter cette barrière coulombienne était naturelle, mais Rutherford avait toujours été très réticent face aux équipement compliqués et coûteux. Cockroft et Walton parvinrent cependant à le convaincre et à mettre au point en 1932 un accélérateur au Cavendish : il accélérait des protons jusqu’à 700 keV. Ils jouèrent quelque temps avec, jusqu’à ce que Rutherford les rappelle à l’ordre. En accélérant des protons le 15 juin 1932 et en les projetant sur une cible de lithium, ils obtinrent des noyaux d’hélium, et surtout la libération de 17 MeV d’énergie, vingt fois plus. En 1934, peu après la découverte du deutérium par Harold Urey, Mark Oliphant et Paul Harteck accélérèrent au Cavendish des noyaux de deutérium et les envoyaient sur une cible d’eau lourde (contenant du deutérium), réalisant ainsi des fusions deutérium + deutérium -> tritium + proton (soit 2H +2H-> 3H + 1H), libérant ici aussi beaucoup d’énergie. Au Cavendish, on parlait de diplogen et de diplon au lieu de deutérium et de deuton (terminologie de Harold Urey le découvreur de l’eau lourde et du deutérium).

L’énergie de liaison des noyaux, donnée par la courbe d’Aston, augmente jusqu’à A~60 puis diminue lentement au-delà. Ce comportement montre que l’on obtient de l’énergie en fusionnant des noyaux légers, jusqu’au fer à peu près, mais également en brisant des noyaux lourds. Il pouvait donc paraître évident, dès le début des années 1930, que l’énergie nucléaire promettait d’être un million de fois plus importante que l’énergie chimique, comme celle de la combustion du charbon ou du pétrole. Et que l’on pouvait l’extraire soit en fusionnant des noyaux légers, le plus léger étant l’hydrogène, soit en brisant des noyaux lourds, le plus lourd étant l’uranium. D’ailleurs les romanciers comme Wells ou Stapledon, et les grands quotidiens ne s’y trompaient pas. En 1932, le New York Times écrivait « La science a obtenu d’expériences récentes la preuve décisive que le noyau atomique, la citadelle la plus intime de la matière, peut être brisé en libérant d’immenses quantités d’énergie. »

Courbe d'Aston

Les physiciens, eux, ne partageaient pas cet optimisme. En 1932, Albert Einstein expliquait : « Il n’existe pas la moindre indication que l’énergie nucléaire puisse jamais être obtenue. Cela signifierait que l’atome puisse être brisé à volonté. » Peu après la découverte du neutron en 1932, Joliot expliqua à un journaliste que cette découverte avait une immense importance théorique, mais qu’elle n’aurait probablement jamais d’application pratique. Lors d’une conférence devant l’Association britannique pour l’avancement de la science, Rutherford assurait le 11 septembre 1933 que « La brisure de l’atome est une méthode très pauvre et inefficace pour produire de l’énergie, et il est chimérique de rechercher une source de puissance dans la transformation de ces atomes. » La raison de leur scepticisme venait de ce que, dans la nature, les noyaux légers ne fusionnent pas spontanément en noyaux plus lourds, et les noyaux lourds ne se brisent pas spontanément en noyaux plus légers.

Les physiciens savaient bien que si le passage d’un état à un autre état d’énergie plus basse ne se produit pas spontanément, c’est qu’il existe probablement une barrière d’énergie entre ces deux états obligeant le système physique à voir son énergie augmenter avant pouvoir ensuite de diminuer. Dans le cas des noyaux légers, la répulsion électromagnétique entre noyaux tous de charge positive obligeait à leur donner une grande énergie (en les accélérant ou en les chauffant) pour vaincre cette « barrière coulombienne ». Dans le cas des noyaux lourds, il fallait les déformer pour passer de la forme quasi-sphérique du noyau initial aux deux formes sphériques des noyaux résultant de la brisure. Bien entendu, la fusion des noyaux légers libérait plus d’énergie qu’il n’en était consommé pour vaincre la barrière coulombienne. Mais la plupart de ces particules accélérées à grand frais ne provoquaient pas de collisions, et si les rares collisions libéraient effectivement beaucoup d’énergie, celle-ci était très loin de compenser l’énergie dépensée pour accélérer le faisceau. Le rendement de l’opération était donc des plus médiocres, et son intérêt commercial douteux. La situation de l’énergie nucléaire à cette époque présente d’ailleurs de nombreuses analogies avec la situation actuelle de la fusion nucléaire !

Rutherford âgé

Ernest Rutherford

Par ailleurs, Rutherford s’était toujours montré très réticent devant les applications commerciales de ses travaux, et peut-être voulait-il, inconsciemment, garder une certaine « pureté » à la physique nucléaire, science qu’il avait pratiquement créée. Peut-être souhaitait-il également que la science demeure sous le contrôle des scientifiques et non des industriels, des politiques ou des militaires, bien qu’il ait travaillé à développer le sonar pour la Marine pendant la Première guree mondiale. Malgré cela, Aston ne doutait nullement, en 1936, que « l’énergie subatomique serait libérée et contrôlée », et il suggérait dès 1922 que la fusion de 4 protons pour former un noyau d’hélium fournirait un jour une énergie utilisable, et qu’alors un simple verre d’eau suffirait à permettre au paquebot Mauretania de traverser l’Atlantique. Que l’hydrogène de tous les océans subisse la même transmutation, et la Terre serait une nouvelle étoile (mais cela lui semblait peu probable).

Les physiciens se trouvèrent confrontés à la libération d’énergie nucléaire utilisable, non seulement sans l’avoir prévue, mais en l’ayant généralement supposée impossible. Ainsi, le grand Rutherford écarta-t-il toujours cette idée. En 1932, Frédéric Joliot répondit à un journaliste que le neutron n’aurait probablement jamais d’application pratique.

Leó Szilárd (1898-1964)

And these atomic bombs which science burst upon the world that night were strange even to the men who used them. H. G. Wells, The World Set Free et traduit en français sous le titre La destruction libératrice, 1914

Szilard

Leó Szilárd ©AtomicArchive

Qui est Szilárd ? Le Cassandre de l’ère nucléaire : il eut toujours raison (en 1933, 1939, 1945) et il ne fut jamais écouté. Juif, né à Budapest en 1898, Szilárd s’exila à Berlin en 1919. Il obtint son doctorat de physique en 1923 à l’Université Humboldt de Berlin, et il devint l’assistant de Max von Laue à l’Institut de physique théorique de l’université de Berlin en 1924. Il déposa 29 brevets en 10 ans (dont les royalties lui permirent de survivre). Spécialiste de thermodynamique, il travailla avec Einstein à partir de 1926 à la mise au point d’un réfrigérateur utilisant un métal liquide (breveté aux États-Unis en 1930, et qui servira au programme Manhattan). Il breveta le principe du cyclotron en 1929 (juste avant Lawrence qui recevra le prix Nobel pour l’avoir indépendamment imaginé, et surtout pour l’avoir réalisé !). En 1932, la lecture de H.G. Wells l’orienta vers la physique nucléaire, et il prit contact avec Lise Meitner qui dirigeait à Berlin le département de physique nucléaire du Kaiser Wilhelm Institut für Chemie. Mais Leó Szilárd dut à nouveau s’exiler en avril 1933 lors de l’avènement du nazisme. À Londres, il s’occupa très activement de bâtir un réseau pour aider les réfugiés fuyant l’Allemagne nazie.

Réfrigérateur de Szilard

Brevet de réfrigérateur Szilárd-Einstein sans aucune pièce mobile

Le 12 septembre, il lut dans le Times le compte-rendu de la conférence de Rutherford qui expliquait que l’utilisation de l’énergie nucléaire était une chimère. L’assurance du grand homme l’irrita, et il sortit se promener. Si Rutherford considérait l’énergie nucléaire comme une chimère, c’est parce qu’on dépensait beaucoup plus d’énergie à accélérer un très grand nombre de protons qu’on en récupérait lors des — très rares — collisions, même si chacune libérait un million de fois plus d’énergie qu’une réaction chimique. Szilárd pensa soudain que si les noyaux étaient bombardés par des neutrons au lieu de protons, il ne serait pas nécessaire de les accélérer puisqu’ils ne seraient pas repoussés par les noyaux. Le bilan énergétique serait déjà plus favorable.

Une idée lui traversa soudain l’esprit : si la réaction nucléaire produisait elle-même des neutrons, au moins deux, ceux-ci pourraient à leur tour provoquer d’autres réactions. Szilárd connaissait l’existence en chimie de réactions en chaîne, étudiées en particulier par son ami Polányi Mihály.

Michael Polányi (1891-1976), frère de l’économiste socialiste Polányi Károly, passa un doctorat de chimie physique en 1917 pendant sa convalescence (il était alors mobilisé comme médecin dans l’armée austro-hongroise), émigra en 1920 à Berlin où il travailla au KWI für Faserstoffchemie, puis à Manchester en 1933. Il y développa le domaine de la déformation des solides. Plus tard, il se tourna vers la philosophie des sciences, s’opposant au courant positiviste et influençant Thomas Kuhn et Paul Feyerabend, puis vers l’économie (il fut ami de Friedrich Hayek). L’université de Manchester transforma en conséquence sa chaire en 1948. Son fils Jean reçut le prix Nobel de chimie en 1986.

Szilárd imagina une réaction où un neutron percutant un noyau produirait d’autres neutrons. La chaîne était un point essentiel : une fois amorcée, la réaction ne demanderait plus aucun apport d’énergie, elle en fournirait au contraire. Szilárd réalisa que si la réaction produisait plusieurs neutrons, elle divergerait exponentiellement. En chimie, il existait des mécanismes autorégulateurs, mais en physique nucléaire, il serait peut-être possible d’aboutir à une explosion. Et comme une énergie de liaison nucléaire typique était un million de fois plus grande qu’une énergie de liaison atomique typique, l’explosion serait un million de fois plus intense : un kilo de bombe nucléaire serait probablement l’équivalent de mille tonnes de TNT. D’un autre côté, s’il y avait moyen de stabiliser la chaîne, cela fournirait une source d’énergie presque illimitée. Ce fut une véritable illumination.

Brevet de Szilard

Un extrait du brevet de Szilárd mentionnant la libération d’énergie nucléaire lors d’une réaction en chaîne due aux neutrons.

Mais Szilárd n’avait pas idée précise des noyaux qui pourraient entretenir une pareille réaction en chaîne. Il débutait tout juste en physique nucléaire, et il pensa d’abord utiliser le béryllium. Le béryllium naturel (béryllium 9) possède 4 protons et 5 neutrons, et il libère des neutrons lorsqu’il est frappé par une particule alpha. C’est d’ailleurs ainsi que le neutron avait été découvert, et c’est également ce processus qui fournit les neutrons amorçant la réaction en chaîne explosive des premières bombes nucléaires. L’idée de Szilárd d’utiliser le béryllium était donc naturelle, d’autant plus que le béryllium semblait à cette époque, mais à tort, proche du point d’instabilité (cette erreur était due en fait aux imprécisions dans les mesures de masse de l’hélium et du béryllium). Szilárd pensa que des neutrons percutant des noyaux de béryllium 9 pourraient leur arracher un neutron (donnant du béryllium 8) et libérer de l’énergie.

n + 9Be → 8Be + 2n ?

Cette réaction existe bien (et elle est suivie par 84Be → 2α et α + 94Be → 126C + n), mais le bilan d’énergie est négatif.

Rutherford lui refusa un coin de laboratoire pour examiner les possibilités d’une réaction en chaîne. Il faut rappeler que Szilárd, s’il était alors connu comme un remarquable spécialiste de la thermodynamique, n’avait encore jamais travaillé en physique nucléaire. Ses réflexions demeurèrent donc théoriques. Il élabora les concepts fondamentaux d’une bombe et d’un réacteur nucléaire (le terme de réacteur n’est employé qu’après la guerre, on parla longtemps de pile, de brûleur, de moteur voire simplement de machine). Il jugea que, même en cas de réaction en chaîne, il y aurait inévitablement des pertes de neutrons car certains neutrons se révéleraient peut-être incapables de provoquer une réaction, d’autres seraient peut-être absorbés sans produire de neutrons secondaires, et enfin des neutrons s’échapperaient de la zone de réaction.

Il eut ainsi une idée sommaire de la masse critique, la taille minimale que devrait avoir un réacteur (ou une bombe) : les neutrons étaient produits dans tous le volume, qui augmente comme le cube des dimensions, tandis que les pertes de neutrons vers l’extérieur se faisaient par la surface, laquelle augmente comme le carré des dimensions. Il en conclut que la forme optimale serait sphérique (la sphère offrant la surface minimale pour un volume donné).

Szilárd estima donc que le cœur d’un tel réacteur aurait une taille de l’ordre de quelques (dizaines de) centimètres, et non du micron ou du kilomètre, par un simple calcul d’ordre de grandeur, et cela est crucial pour toute application de la fission nucléaire. Il imagina également qu’en l’entourant par une matière réfléchissant les neutrons, il serait possible de réduire la masse critique nécessaire en diminuant les fuites de neutrons vers l’extérieur.

Brevet de réacteur de Szilard

Schéma de réacteur nucléaire selon le brevet de Szilárd du 28 juin 1934

Szilárd déposa le 12 mars, le 28 juin et le 4 juillet 1934 des brevets secrets pour un réacteur puis une bombe. Il voulut les confier au gouvernement britannique pour éviter une prolifération nucléaire (déjà !). Le War Office rejeta son offre le 8 octobre 1935 mais l’Amirauté les accepta en février 1936, et les enterra aussitôt.

Szilard

Leo Szilárd en 1936 à Oxford © Gertrud Weiss-Szilard

Quand il s’avéra que le béryllium ne donnait pas de réaction en chaîne comme il l’avait supposé (le processus absorbe de l’énergie au lieu d’en libérer), Szilárd envisagea ensuite la collision de neutrons sur des noyaux d’indium 115 (l’indium normal). Celui-ci a une très forte section efficace de capture des neutrons, comme le cadmium ou l’argent) et il pourrait donner de l’indium 112 en éjectant 3 neutrons supplémentaires, qui à leur tour… Szilárd estima que la réaction serait auto entretenue avec une taille critique de l’ordre de 50 cm. Il s’exila au États-Unis le 2 janvier 1938. Il abandonna l’indium fin décembre 1938, concluant qu’il ne pouvait pas donner de réactions en chaîne. Et en janvier 1939, il apprit que les neutrons provoquaient la fission de l’uranium. Il lança immédiatement un programme à Columbia pour savoir si des neutrons secondaires était produits, il en observa, puis il collabora (chaotiquement) avec Fermi pour construire par étapes un réacteur nucléaire utilisant de l’uranium naturel modéré par du graphite. Celui-ci divergea le 2 décembre 1942.

Szilard et Lawrence

Szilárd et Lawrence (peut-être avec Zinn à l’arrière-plan) lors d’une réunion de la Société américaine de physique le 27 avril 1935 © Smithsonian

Mais entretemps, comme il craignait que l’Allemagne nazie parvienne à construire une bombe nucléaire, Leó Szilárd prit l’initiative en juillet 1939 de demander à Albert Einstein d’écrire une lettre au président américain Franklin Roosevelt. Cela aboutit, après diverses péripéties, au programme Manhattan de bombe nucléaire. Après la chute de l’Allemagne nazie et la fin de la guerre en Europe, Szilárd tenta, sans aucun succès, de convaincre le président Truman de ne pas employer la bombe sur le Japon.

En 1946, il abandonna la physique nucléaire pour la biophysique. Il créa avec Albert Einstein le Bulletin des scientifiques atomistes, il milita inlassablement pour un contrôle international du nucléaire civil et militaire et il participa en 1957 à la création du mouvement Pugwash. Son recueil de nouvelles, La voix des dauphins, eut un grand succès en 1961.

Szilard et les dauphins Szilard et les dauphins

Le contexte international

Les années 1930 furent marquées par la montée des périls en Europe et dans le reste du monde : la Grande Dépression fit des ravages aux États-Unis, puis en Europe. À partir de 1931, le Japon prit de fait le contrôle de la Mandchourie et de ses énormes ressources industrielles, et il s’immisça de plus en plus dans les affaires chinoises. En 1932, Salazar prit définitivement le pouvoir au Portugal, et de nombreux pays d’Europe comme l’Italie, l’Autriche, la Hongrie, la Grèce ou la Roumanie étaient dominés par des partis fascistes. En Allemagne Hitler arriva au pouvoir en 1933. L’Espagne fut ravagée par la guerre civile de 1936 à 1939. La Grande Terreur, lancée par Staline pour affermir son pouvoir sur l’URSS, conduisit de 1935 à 1939 des centaines de milliers d’hommes à la mort, en envoya des millions au Goulag, et désorganisa complètement l’URSS à tous les niveaux. La guerre sino-japonaise s’intensifia en 1937. 1938 fut marqué par l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne (Anschluss), puis par les accords de Munich démembrant la Tchécoslovaquie (Sudètes). En 1939, l’Allemagne annexa le reste de la Tchécoslovaquie, signa avec l’URSS le pacte germano-soviétique, et les deux pays envahirent peu après la Pologne. La Seconde guerre mondiale commençait. Un bref conflit russo-japonais en Asie orientale (Nomonhan) se termina par une lourde défaite japonaise, qui incita ce pays à orienter son expansion vers le Pacifique au lieu de la Sibérie, et à affronter les États-Unis plutôt que l’URSS.


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