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Si, du côté américain, le programme nucléaire militaire commence par la remise à Roosevelt d’une lettre d’Einstein, écrite par Szilárd, c’est Vannevar Bush qui est le véritable moteur de l’effort américain. L’impulsion initiale vers une bombe nucléaire vint des physiciens exilés, beaucoup plus conscients du danger potentiel d’une bombe allemande que leurs collègues américains et que les dirigeants américains.
Craignant que les Allemands progressent très rapidement sur la route d’une bombe nucléaire, Szilárd voulut éviter que les Allemands puisse disposer de l’uranium de l’Union Minière du Haut Katanga (UCMK) au Congo Belge, qui était alors le principal producteur mondial. A l’époque, les seules mines d’uranium connues et jugées exploitables se trouvaient au Canada, aux Etats-Unis, au Congo et bien sûr en Bohême à Jachymov sous contrôle allemand. Mais comme Szilárd n’avait aucun poids politique, il eut l’idée de passer par l'intermédiaire d'Einstein, avec qui il avait longtemps collaboré, pour qu’il s’adresse en ce sens en ce sens à la reine des Belges qu’il connaissait très bien.
Comme il n’avait pas de voiture, Wigner le conduisit le 16 juillet 1939 chez Einstein pour discuter de l’idée, puis Szilárd revint à la charge le 30, avec Teller cette fois (la « mafia hongroise »).
Une Plymouth 1935 comme celle de Teller.
Averti de ces démarches, le financier Alexander Sachs prit alors contact avec Szilárd pour le persuader qu’il fallait plutôt viser directement le président Roosevelt. Einstein accepta le 2 août d’écrire à Roosevelt la lettre préparée par Szilárd, et elle fut remise à Sachs le 15 août.
Lettre « d’Einstein » à Roosevelt
La lettre « d’Einstein » se référait aux travaux de Joliot et à ceux de Szilárd et Fermi pour mettre en garde contre la possibilité qu’une bombe nucléaire soit réalisée en Allemagne. Elle précisait que la bombe serait sans doute trop lourde pour être transportée par avion (l’idée était encore que plusieurs tonnes d’uranium seraient nécessaires, sinon plusieurs dizaines) mais qu’elle pourrait être apportée par bateau et détruire un port et ses environs. Elle signalait également que l’Allemagne venait d’établir un embargo sur les exportations d’uranium de Bohême, et elle suggérait une action rapide de la part des États-Unis.
Albert Einstein et Leo Szilárd (après la guerre)
Sachs tenait absolument à remettre la lettre d’Einstein en mains propres à Roosevelt, et surtout à lui expliquer la situation de vive voix, sachant trop bien le risque qu’une lettre se retrouve enterrée dans la pile des documents que recevait quotidiennement le Président. Mais la situation internationale évoluait extrêmement vite : après le pacte germano-soviétique le 23 août 1939, l’invasion de la Pologne le 1° septembre entraîna l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne et le France le 3, et le 17 septembre, les Soviétiques envahirent à leur tour la Pologne. Ce n’est que le 11 octobre que Sachs put enfin rencontrer Roosevelt.
La remise par Sachs à Roosevelt de la lettre d’Einstein, vue par la bande dessinée (© General Electric 1946)
Celui-ci comprit immédiatement le risque qu’aurait une bombe aussi puissante entre les seules mains de Hitler, et il créa sur le champ un Advisory Committee on Uranium, comprenant des militaires et des scientifiques, en particulier Szilárd, Wigner, et Teller (la « mafia des réfugiés hongrois »), pour coordonner toutes les recherches scientifiques sur l’uranium pouvant avoir des applications militaires. Le Comité fut placé sous la responsabilité de Lyman J. Briggs, directeur du National Bureau of Standards. Ce ne fut pas un choix heureux car Briggs ne s’intéressait nullement à la question, il fut d’une indécision remarquable et, pire encore, conserva dans son coffre — sans les diffuser — la plupart des rapports qui lui furent communiqués. Comme dans les autres pays, l’objectif immédiat était la réalisation d’un réacteur, qui parut plus rapidement réalisable qu’une bombe, mais la bombe demeurait bien l’objectif final. Sachs continua à jouer un rôle important dans les mois qui suivirent : il participa aux réunions du Comité sur l’uranium (rédigeant pour Roosevelt un rapport d’avancement en mai 1940) et il passa en juin 1940 un contrat avec l’UCMK pour la fourniture d’uranium.
Le Comité se réunit dès le 21 octobre, mais cette réunion n’eut guère de conséquences. La seule décision réelle fut d’attribuer 6 000 $ (environ 100 000 $ actuels) à l’achat de graphite pour les expériences de Fermi et Szilárd. La somme ne fut débloquée qu’en mars 1940 (après beaucoup d’insistance de la part de Szilárd) et elle leur permit de mesurer les sections efficaces d’absorption des neutrons par le carbone. Szilárd avait beaucoup insisté pour qu’il leur soit livré du graphite extrêmement pur, sans traces de bore, et ils obtinrent une valeur très faible (de 3 mb) rendant théoriquement possible la réalisation du réacteur uranium naturel – graphite (la future « pile » de Fermi). La deuxième réunion n’eut lieu que six mois plus tard, le 27 avril 1940, et elle n’eut guère de suites non plus, Briggs estimant que ni les recherches sur la fission rapide ni la construction d’un réacteur uranium graphite de taille critique ne devaient être entreprises avant les résultats des expériences à petite échelle alors en cours. En juin cependant, lors d’une réunion où Briggs, Urey, Tuve, Wigner, Breit, Fermi, Szilárd et Pegram étaient présents, un budget de 40 000 $ (il s’agit de ceux du NDRC cf. infra) fut attribué à l’étude des propriétés nucléaires de l’uranium et à l’achat de graphite et d’uranium métal en quantité suffisante pour 1/5 de la quantité jugée nécessaire à une réaction en chaîne.
En fait, plusieurs recherches étaient menées indépendamment du Comité sur l’uranium, et bien avant même sa création. C’était bien sûr le cas des recherches menées à Columbia par Fermi et par Dunning, de celles menées à Berkeley autour de Lawrence, mais beaucoup d’autres physiciens avaient réagi à l’annonce de la découverte de la fission.
Peu après cette annonce, la direction des Bell Labs à New York s’intéressa à la question et demanda à deux de ses physiciens, James B. Fisk et William B. Shockley (futur inventeur du transistor) d’en examiner le potentiel comme source d’énergie. Ils calculèrent la masse critique d’uranium (naturel), se rendirent compte qu’elle rendait une bombe impossible, mais ils remarquèrent la possibilité d’un réacteur employant un arrangement hétérogène : selon Shockley, « If you put the uranium in chunks, separated lumps or something, the neutrons might be able to slow down...and not get captured and then be able to hit the U- 235. » Fisk rendit visite à Fermi à Columbia en 1940 mais chacun étant tenu de son côté au secret, cela n’eut guère de suites. Le rapport de Fisk et Shockley fut transmis à Washington, où il rejoignit d’autres rapports secrets dans le coffre de Lyman Briggs, et son existence ne fut connue qu’après la guerre. Shockley s’occupa ensuite de recherche opérationnelle contre les sous-marins (pour optimiser les convois, les escortes, les charges des grenades) puis travailla à améliorer l’emploi des radars de bombardement des B-29. Il ne revint aux Bell Labs qu’à la fin de la guerre pour animer le groupe de micro-électronique qui découvrit le transistor en 1947.
Grâce à l’uranium 235 isolé par Nier, John Dunning put en mesurer le 2 mars 1940 la section efficace de fission par neutrons lents, et confirmer qu’il était le seul fissile comme l’avaient prévu Bohr et Wheeler. Le 27 mai, Edwin McMillan et Philip Abelson décrivirent dans un article envoyé à Phys. Rev. la découverte de l’élément 93, le neptunium, parmi les produits du bombardement d’une cible très mince d’uranium par des neutrons (en fait des deutérons) accélérés par le cyclotron de 37 pouces. Les produits de fission étaient éjectés de la cible, mais deux isotopes radioactifs bêta de périodes 23 mn et 55 h demeuraient dans la cible et ils furent identifiés comme uranium 239 et neptunium 239. Le premier était plus une confirmation qu’une découverte (le « 23 mn » avait été observé tant par Hahn et Meitner que par Curie et Savitch des années plus tôt), mais la transmutation bêta annoncée du neptunium 239 conduisait à l’élément 94-239. Celui-ci devait donner par transmutation alpha le 92-235 (uranium 235). Ne détectant pas ces alphas, McMillan et Abelson suggérèrent que cela impliquait une faible radioactivité du 94-239, et donc une longue durée de vie. En ce cas, une quantité « importante » pourrait en être produite, stockée, et utilisée. Cet article souleva les protestations des Britanniques lors de sa parution en juin (Phys. Rev. 57-1185), et cela conduisit à imposer une censure sur les résultats nucléaires. En effet, ce même 27 mai, Louis Turner avait envoyé à Szilárd un article montrant que cet élément 94-239 (non encore isolé) devait être aussi fissile que l’uranium 235, et pourrait sans doute être formé par bombardement neutronique de l’uranium 238, ce que McMillan et Abelson venaient précisément de montrer.
Edwin McMillan (1907-1991)
Peu après, McMillan partit au Rad Lab du MIT travailler sur les radars, et Abelson retourna à Carnegie. Glenn Seaborg prit leur suite et, le 26 février 1941, il démontra avec Arthur Wahl la présence de cet élément 94, qu’ils baptisèrent plutonium. Le 6 mars ils parvinrent à isoler 0.25 µg de neptunium qui donna en quelques jours le premier copeau (à peine visible) de plutonium. Le 28 mars 1941, Seaborg, Kennedy et Segrè démontrèrent que ce copeau était bien fissionnable par neutrons lents. Par conséquent, il l’était sûrement aussi par neutrons rapides, et constituait donc bien un matériau potentiel pour une bombe. Ils en mesurèrent la section efficace par neutrons lents le 18 mai, puis par neutrons rapides en juillet, et trouvèrent une valeur presque deux fois plus élevée que pour l’uranium.
Entre août et septembre 1941, Fermi commença l’assemblage avec son équipe à Columbia d’une « pile » expérimentale sous-critique rassemblant 8 tonnes d’oxyde d’uranium et 30 tonnes de graphite. Le facteur de multiplication estimé (mesuré ?) n’était que k ~ 0.83, ce qui indiquait la nécessité d’utiliser de l’uranium métallique (et sans doute du graphite plus pur encore).
Pendant ce temps, les travaux sur la séparation isotopique progressaient. Dunning et Urey commencèrent à étudier les différentes techniques dès novembre 1940, mais sans guère d’appui. Philip Abelson rejoignit de son côté le Naval Research Laboratory en juillet 1941 pour mettre au point une méthode de séparation par diffusion thermique dans un liquide. L’US Navy, en particulier Ross Gunn, chef de la division Mécanique et Électricité du NRL, avait montré beaucoup d’intérêt bien avant la guerre pour de nouvelles méthodes de propulsion anaérobies pour les sous-marins (piles à combustible, peroxyde d’hydrogène, diesel à cycle fermé). Quand Fermi présenta le 17 mars 1939 la fission aux militaires, cela lui parut une possibilité intéressante et il s’efforça immédiatement de lancer un programme pour aboutir à un moteur nucléaire. L’amiral Bowen avait accordé 1500 $ dès le 20 mars 1939 pour des recherches (le premier financement public aux Etats-Unis pour des recherches nucléaires). Rapidement, Gunn jugea essentiel d’enrichir l’uranium et il prit des contacts avec plusieurs universités (Columbia, Virginie, Maryland, le DTM de Carnegie) pour fabriquer de l’hexafluorure d’uranium et l’enrichir en uranium 235. Abelson parvint à fabriquer près d’un kilo d’hexafluorure par jour à partir d’oxyde, et il construisit un prototype de séparateur isotopique par diffusion thermique. Le NRL se montra très intéressé et proposa à Abelson d’en réaliser un à plus grande échelle au Philadelphia Navy Yard, où se trouvait le Naval Turbine and Boiler Laboratory (laboratoire d’étude des chaudières et des turbines), capable de fournir les grandes quantités de vapeur requises.
Les efforts de la Marine furent cependant contrariés par les décisions politiques (Roosevelt et Bush) qui donnèrent à l’Armée la totale mainmise sur le nucléaire, excluant la Marine du programme Manhattan et l’empêchant même d’accéder à l’uranium comme de recruter des physiciens, même pour la réalisation d’un moteur. Le NRL parvint malgré tout à construire son usine pilote de janvier à juin 1944. Abelson apprit que le programme Manhattan était alors en pleine crise car le complexe de séparation isotopique d’Oak Ridge fonctionnait très mal, et il prit l’initiative d’informer Oppenheimer de ses résultats. Après avoir visité le NRL, Oppenheimer poussa Groves à décider la construction en catastrophe à Oak Ridge d’une version de l’usine d’Abelson : S-50 sortit de terre le 6 juillet, les premières colonnes entrant en fonctionnement le 15 septembre. De son côté, l’usine du NRL fonctionna jusqu’en 1946, livrant 2.5 tonnes d’uranium légèrement enrichi à Oak Ridge.
Entretemps, en mars 1941, Merle Tuve ( ?) à Carnegie (Department of Terrestrial Magnetism) parvint à mesurer la faible section efficace de fission rapide de l’uranium, de l’ordre du barn. Communiquée aux Britanniques, cette mesure conduisit à une réévaluation à la hausse de la masse critique de l’uranium estimée par Frisch et Peierls : le Comité MAUD la situait désormais à 9 kg pour une sphère (5 kg avec un réflecteur). Cette valeur fut incorporée dans le rapport final du Comité MAUD, et transmise aux Américains (mais Lyman Briggs l’enterra dans son coffre).
Si les années 1940 et 1941 aux États-Unis virent de nombreux travaux de recherches et de notables avancées, ils étaient menés sans moyens et sans guère de coordination. Vannevar Bush allait changer tout cela.
Vannevar Bush (1890-1974) était un ingénieur visionnaire. En 1922 il fut un des co-fondateurs d’une petite société d’électronique, qui est aujourd’hui Raytheon. En 1927, il mit au point un « analyseur différentiel », un calculateur analogique permettant de résoudre des équations différentielles à 18 variables. Vice-président du Massachussetts Institute of Technology (le célèbre MIT) de 1932 à 1938, il prit en 1939 la direction du Carnegie Institute en même temps que celle du NACA (National Advisory Committee on Aeronautics) ancêtre de la NASA. En dehors de son rôle majeur dans les programmes de recherche scientifique pendant la Seconde guerre mondiale (en particulier le programme Manhattan), et de son effort persistant pour que le gouvernement finance des recherches scientifiques à long terme (rapport « Science, the endless frontier » établi sous sa direction en 1945, qui aboutit en 1950 à la création de la NSF, la National Science Foundation) Vannevar Bush est aussi resté dans les mémoires comme un des précurseurs d’Internet et du Web, ayant anticipé, dans un article publié en 1945, « As we may think », la notion d’hypertexte et de savoirs distribués à travers un réseau d’ordinateurs.
Vannevar Bush (1890-1974) ©Time
Publicité Raytheon, années 1950
Bush avait directement pu constater au cours de la Première guerre mondiale l’inefficacité de l’emploi des compétences des scientifiques et il parvint à convaincre Roosevelt de créer 1° juillet 1940 un organisme, le National Defense Research Council (NDRC), avec pour vocation de superviser toutes les recherches scientifiques pouvant avoir des applications militaires et de coordonner leurs applications. Il devait influencer les trop rares scientifiques, et donc choisir les domaines prioritaires (par exemple le radar et le nucléaire) auxquels consacrer les moyens disponibles au travers de contrats passés avec les laboratoires. Des réunions successives réévaluaient régulièrement les priorités. Placé sous l’autorité directe de Roosevelt, le NDRC possédait des fonds propres. Il intégra le Comité sur l’uranium que Bush réorganisa, conservant Briggs comme président, mais éliminant les militaires ainsi que les physiciens d’origine étrangère (pour des raisons de sécurité !) et ajoutant officiellement Tuve, Pegram, Gunn et Urey. 40 000 $ furent accordés dans un premier temps pour les recherches et l’achat de matériaux. Au cours de l’année 1941, le NDRC signa 16 contrats pour un total de 300 000 $ couvrant des recherches sur la fission dans plusieurs laboratoires universitaires, dont Columbia (Dunning, Fermi), Princeton, Cornell, John Hopkins, Chicago, Berkeley, les universités du Minnesota (Nier), de la Virginie et de l’Iowa (Spedding), mais aussi Carnegie, la Standard Oil et le National Bureau of Standards.
NB : dans ses mémoires, Alvin Weinberg mentionne cependant une sous-section « théorie » du comité uranium créée au cours de l’été 1941 sous la présidence de Fermi et comprenant Breit, Smyth (celui du Smyth Report), Szilard et Wheeler et Eckart.
L’uranium était loin d’être une priorité du NDRC : son activité la plus importante, et de loin, concerna les recherches sur le radar — comme en Grande-Bretagne à la même époque, et pour la même raison, son utilité essentielle et immédiate pour la guerre — avec la création en octobre 1940 du Radiation Laboratory (Rad Lab) au MIT. Sous la direction de Lee DuBridge, près de 2 000 chercheurs travaillaient au Rad Lab en 1943, atteignant 4000 (dispersés dans plusieurs laboratoires) à la fin de la guerre. Ils y développèrent les radars centimétriques, en exploitant l’invention britannique du magnétron, mais aussi l’électronique et l’étude des propriétés électromagnétiques de la matière. Luis Alvarez y mis au point les premiers radars à déphasage. À l’automne 1941, le Rad Lab du MIT avait déjà reçu pour plusieurs centaines de millions de dollars de contrats pour les recherches sur le radar. Des contrats furent également passés avec plusieurs sociétés d’électronique (dont Raytheon, la société fondée par… Vannevar Bush). Entre 1.5 et 3 milliards de dollars furent dépensés de 1941 à 1945, et plus d’une centaine de modèles différents de radars furent développés. Ceci est à comparer aux 2 milliards pour l’ensemble du programme nucléaire, ou aux 300 à 500 milliards qu’a coûté la guerre aux États-Unis. Il s’agit ici de dollars de 1945, qu’il faut multiplier à peu près par 15 pour avoir un équivalent en dollars actuels (et par 2 ou 3 encore pour évaluer leur poids relatif sur le PNB). La plupart des physiciens américains de premier plan passèrent par le MIT, avant d’être éventuellement affectés plus tard au programme Manhattan. Cela reporta donc le poids de la recherche nucléaire sur les immigrés récents, comme Fermi, Szilárd, Wigner, Teller ou Bethe (pourtant exclus du Comité de l’uranium) par ailleurs beaucoup plus sensibles au risque d’une bombe nucléaire allemande. Fermi ne s’intéressa pas beaucoup aux questions d’organisation, ni d’ailleurs aux questions politiques qui occupaient beaucoup Szilárd ou Wigner, mais tous le considéraient comme le pivot de toutes les recherches dans le domaine nucléaire.
Le 6 avril 1941, l’Allemagne attaque la Yougoslavie et la Grèce, et le 20 mai la Crète. Le 24 mai, bataille navale où le Hood puis le Bismarck sont coulés. Le 22 juin, L’Allemagne envahit l’URSS:
Le 26 juillet, Roosevelt ordonne le gel de tous les avoirs japonais aux USA. Dès le 23 mai, Lindbergh et le comité America First s’opposent à une guerre « juive et britannique », leurs critiques sont amplifiées le 11 septembre.
Le 28 juin 1941, le NDRC fut englobé dans l’OSRD (Office of Scientific Research and Development), nouvel organisme aux moyens quasi illimités ayant pour objectif le développement à l’échelle industrielle des découvertes, des fusées de proximité, aux véhicules amphibies, aux viseurs de bombardement (le célèbre Norden), aux sonars et bien sûr aux radars. L’OSRD s’intéressa également beaucoup aux recherches médicales, biologiques et pharmaceutiques, de la mise aux points d’antipaludéens à la fabrication à grande échelle de la pénicilline ou du DDT. En 1944, l’OSRD avait passé des contrats avec plus de 600 chercheurs et plus de 300 laboratoires universitaires et industriels, pour un montant de 1 milliard de dollars (de l’époque) par an. Hors radar et nucléaire ? Vannevar Bush en prit la direction, James Conant, président de l’université Harvard, lui succédant à la direction du NDRC. Conant, chimiste de formation, avait participé au cours de la 1° guerre mondiale au programme de recherches et de fabrication en grande série de gaz de combat, première collaboration à grande échelle entre scientifiques, industriels et militaires.
James B. Conant, président de Harvard, directeur du NDRC ©Harvard University
En 1939, Bush s’était montré très sceptique devant la possibilité d’une arme nucléaire qui lui semblait relever plus de la science-fiction que de la science. En mai 1940, sa position évolua et il jugea qu’une sorte de « veille technologique » était nécessaire pour ne pas être pris au dépourvu si les recherches en physique nucléaire indiquaient finalement une possibilité raisonnable d’aboutir à une arme. Cependant, cette éventualité ne fut pas discutée en juin avec Roosevelt lors des discussions conduisant à la création du NDRC. Bush intégra cependant le Comité de l’Uranium dès la création du NDRC, tout en focalisant ses efforts sur le radar, la fusée de proximité et les méthodes de lutte anti-sous-marine. Ces travaux étaient, à juste titre, jugés prioritaires en 1940-1941 au moment où la Grande-Bretagne risquait l’effondrement face à l’Allemagne. Les physiciens nucléaires s’impatientaient cependant de plus en plus devant l’inertie du Comité de l’Uranium, et de Lyman Briggs en particulier. En mars 1941, Ernest Lawrence, Karl Compton (le frère aîné d’Arthur Compton était membre de la direction du NDRC, il présida le MIT de 1930 à 1948 et révolutionna les relations entre science et technologie) et James Conant intervinrent pour réveiller le Comité et réduire l’importance de Briggs. Bush passa une bonne partie de l’année 1941 à convaincre les responsables politiques, Roosevelt en premier lieu, de lancer un programme nucléaire de très grande ampleur. Pour justifier cet effort, le NDRC demanda 3 rapports successifs sur le nucléaire à l’Académie des Sciences, rédigés sous la direction de son président, Frank B. Jewett, directeur des Bell Laboratories, par Arthur Compton, assisté d’Ernest Lawrence, John Van Vleck, William Coolidge, Oliver Buckley, L. Warrington Chubb, Warren Lewis, George Kistiakowsky et Robert Mulliken.
Les scientifiques organisateurs : E.O. Lawrence, A.H. Compton, V. Bush et J. Conant, ici au Radiation Laboratory de Berkeley le 29 mars 1940 lors d’une réunion consacrée au projet de cyclotron de 184 pouces
Le premier rapport, le 17 mai 1941 portait sur les aspects scientifiques : un réacteur (puis un moteur, naval en particulier) parut plus facile à réaliser qu’une bombe et il fut jugé prioritaire. Les recommandations portaient la production de matériaux radioactifs que l’on pourrait disperser chez l’ennemi, la réalisation d’un moteur de navire à échéance de 3 ou 4 ans, et une bombe surpuissante dans un délai de 5 à 6 ans. Le rapport n’évoquait que la fission par neutrons lents, même pour la bombe, ce qui montrait que les rédacteurs du rapport ne maîtrisaient alors pas les concepts de base d’une bombe nucléaire.
Le deuxième rapport, le 11 juillet 1941, portait sur les aspects technologiques de la séparation isotopique, sur la construction d’un réacteur à usage scientifique et sur l’éventualité d’une bombe au plutonium. Se montrant pessimiste sur les chances d’un succès, Jewett ne suggérait qu’un programme de recherches (de 950 000 $) pour étudier les concepts de base de la physique nucléaire, qu’il trouvait peu maîtrisés et peu susceptibles d’applications immédiates. Bush jugea ce rapport trop flou sur les aspects logistiques, sur les coûts et les moyens requis, et sur les délais envisageables. Les idées de Bush sur la faisabilité d’une arme nucléaire évoluèrent rapidement en juin et juillet 1941. Il reçut en effet un mémorandum écrit par Fermi qui précisait les aspects d’ingénierie du projet. Et surtout Charles Lauritsen lui résuma le 14 juillet les travaux de la commission MAUD. Lauritsen était un physicien de Caltech, alors engagé dans le développement des fusées de proximité pour le compte du NDRC. Il se trouvait à Londres dans ce but le 2 juillet, ce qui lui permit d’assister à l’une des dernières réunions du comité MAUD, puis de discuter longuement avec plusieurs de ses membres. Dès son retour à Washington, il résuma pour Bush les conclusions auxquelles étaient arrivés les Britanniques.
Bush demanda directement à Arthur Compton un troisième rapport, mais sans l’attendre, il rencontra Roosevelt le 9 octobre pour évoquer avec lui le contenu des rapports MAUD (finalement arrivés par les voies officielles le 3 octobre), qui concluaient à la possibilité de parvenir à une bombe nucléaire dans un délai de 3 ans. Roosevelt donna son feu vert pour explorer la possibilité d’une bombe. Compton rencontra le 21 octobre, à Schenectady, Lawrence, Oppenheimer, Kistiakowsky et Conant pour faire le point sur le rapport MAUD et les derniers travaux américains. Le rapport Compton, remis le 6 novembre 1941, incorporait les conclusions du rapport MAUD transmis par les Britanniques (mais Bush le présenta comme une étude indépendante pour appuyer son cas) et il concluait à la faisabilité d’une bombe à l’uranium 235. Bush présenta le 27 novembre ce rapport à Roosevelt qui, dans le contexte d’une guerre qui s’approchait des États-Unis, en fit une priorité absolue.
Attaque japonaise sur Pearl Harbor, 7 décembre 1941
L’Armée américaine avait préparé une série de plans de guerre (plans «vert», «noir», «orange», «rouge», puis «arc-en-ciel» 1, 2, 3, 4 et 5)
Rainbow Five envisageait le cas où les Etats-Unis seraient en guerre à la fois contre l’Allemagne et contre le Japon
☞ priorité à l’Europe en raison de la puissance industrielle de l’Allemagne et de la situation de la Grande-Bretagne puis de l’URSS ⇒ maintien d’un front défensif dans le Pacifique mais les Etats-Unis ne pourraient matériellement pas attaquer l’Allemagne avant l’été 1943 au plus tôt.
Rainbow Five fut rendu public par une fuite le 4 décembre 1941 ⇒ l’Allemagne sut qu’elle disposait de 18 à 24 mois pour achever la conquête de l’URSS et de l’Afrique du Nord ⇒ elle déclara la guerre aux USA le 11 décembre.
Le Chicago Tribune, très hostile à Roosevelt, rendit public Rainbow Five.
25 août 1941, britanniques et Soviétiques occupent l’Iran ; 8 septembre, début du siège de Léningrad, 2 octobre, offensive allemande lancée vers Moscou, 12 novembre, début de la bataille de Moscou, 6 décembre, contre-attaque soviétique ; 18 octobre, Tojo devient premier ministre du Japon, 7 décembre, attaque sur Pearl Harbor et déclarations de guerre dans le Pacifique, 11 décembre, Allemagne et Italie déclarent la guerre aux USA, 23 décembre, Wake occupée par les Japonais ; 18 novembre-30 décembre, victoire alliée (provisoire) à Tobrouk
Si de grands progrès théoriques et expérimentaux avaient été accomplis (mesure de sections efficaces essentielles, meilleure connaissance de l’uranium 235 et du plutonium, existence de prototypes de séparation, progrès théoriques en neutronique), force est de constater qu’en décembre 1941, aucun jalon majeur n’avait été atteint : pas de réaction en chaîne entretenue, pas de séparation isotopique efficace, pas de purification suffisante des matériaux, et beaucoup de paramètres cruciaux restaient inconnus. Mais l’état d’esprit avait totalement changé : la guerre se rapprochait des États-Unis, la Grande-Bretagne avait pris très au sérieux la possibilité d’une bombe nucléaire, et tout indiquait qu’il en était de même de l’Allemagne. Le 6 décembre 1941 (la veille de Pearl Harbor !) se réunit le tout nouveau comité S-1, composé de James Conant, Lyman Briggs, Arthur Compton, Ernest Lawrence, Eger Murphree, et Harold Urey. S-1 avait en charge tout ce qui concernait la fission et ses applications, et il établit un programme de travail avec pour objectif d’obtenir le plus vite possible une bombe à l’uranium, quel qu’en soit le coût.
Le Comité S-1 le 13 septembre 1942 à Bohemian Grove : de gauche à droite, Urey, Lawrence, Conant, Briggs, Murphree et Compton
Les conclusions furent que :
Wigner et Smyth évoquèrent le risque d’une « bombe sale » allemande, non nucléaire mais remplie de produits fortement radioactifs, et la question se posa brièvement de l’intérêt d’en préparer une du côté allié (Fermi travailla un temps sur la possibilité de contaminer les réserves d’eau adverses avec des produits radioactifs).
Les rapports MAUD n’avaient pas estimé que le plutonium serait un matériau fissile assez performant pour une bombe, et les rapports de l’Académie des Sciences les avaient suivi sur ce point. Par sécurité, Compton se retrouva pourtant chargé de diriger les travaux sur la réaction en chaîne et le plutonium (dont la seule finalité retenue à l’époque était la réalisation d’une bombe). Une première répartition des tâches fut effectuée : Urey prit en charge la séparation par centrifugation et par diffusion gazeuse, Lawrence la séparation électromagnétique, Compton la réaction en chaîne (rapidement centralisée au Met Lab de Chicago), et Murphree (un brillant ingénieur chimiste de la Standard Oil qui venait de mettre au point le craquage catalytique) tous les aspects d’ingénierie (fourniture des matériaux, construction d’usines pilotes et d’usines de production).
Prior to the organization of that committee, Murphree was chairman of the Planning Board, which was responsible for the technical and engineering aspects of the procurement of materials for the construction of the pilot and full-size production plants. In addition, Murphree was in charge of the design of the heavy water plant in British Columbia and supervised much of the work on the centrifugal method of separating uranium isotopes.
Le programme fut validé le 16 décembre 1941 par un Top Policy Group qui rassemblait Roosevelt (ou sinon le vice-président Wallace), le Secrétaire à la Guerre Henry L. Stimson et le chef d’État-Major de l’Armée George C. Marshall, et bien sûr Bush et Conant. Le programme nucléaire demeura plus que jamais sous le contrôle direct de Roosevelt, et il était couvert par un secret si absolu que Harry S. Truman, même devenu Vice-Président, n’en apprit l’existence que lorsqu’il devint Président à la mort de Roosevelt. Le remplacement en 1944 de Wallace, jugé trop libéral et trop progressiste, par Truman résultait d’un compromis au sein du parti démocrate (parmi les autres candidats envisagés, James F. Byrnes, parut trop conservateur et ségrégationniste, et William O. Douglas trop antiségrégationniste).
Le général Marshall et le Secrétaire à la Guerre Stimson en 1942 © Life
La Marine n’était pas représentée dans le Top Policy Group, et nulle part ailleurs ès qualités dans le programme nucléaire (même si de nombreux officiers de marine jouèrent à titre individuel un rôle important, comme le Capitaine Parsons). Bush souhaitait éviter les rivalités traditionnelles entre Armée et Marine et n’avoir qu’un seul interlocuteur. Contacts avec le Secrétaire à la Marine Frank Knox, candidat républicain à la vice-présidence en 1936 ? De plus, il avait des relations difficiles avec l’amiral Ernest J. King, devenu chef d’état-major de la Marine (Chief of Naval Operations) le 20 décembre 1941, s’affrontant en particulier sur les méthodes de lutte anti-sous-marine. « He is the most even-tempered person in the United States Navy. He is always in a rage. » Par ailleurs, la Marine souffrait de rivalités intenses entre ses différents Bureaux (BuShips, BuAer, BuNav, BuOrd, etc.) qui étaient indépendants et relevaient directement du Secrétaire à la Marine. Pourtant la Marine s’intéressait au nucléaire depuis 1939, Philip Abelson avait rejoint en 1941 le Naval Research Laboratory et ses travaux sauvèrent le programme Manhattan lors de la crise de l’été 1944.
Le coût important moins que les délais, Conant poussa le 23 mars lors d’une réunion du comité S-1 à ce que soient poursuivies simultanément toutes les options permettant d’obtenir du matériau fissile : diffusion gazeuse, diffusion thermique, séparation électromagnétique, centrifugeuses, construction parallèle de réacteurs uranium graphite et de réacteurs uranium eau lourde. Il rejeta cependant la filière eau lourde dès le 1° avril, car n’y en avait pas aux États-Unis, et l’usine construite (au Canada) avec les Canadiens, ne produirait assez d’eau lourde pour un réacteur pilote que deux ans plus tard, et un réacteur de production de plutonium semblait encore plus lointain. Effectivement le premier réacteur à eau lourde, CP-3 à Chicago, ne fonctionna qu’en 1944 et le réacteur canadien de faible puissance ZEEP qu’en 1945. Quant à utiliser pour des travaux de recherche l’eau lourde que proposait Halban, alors au Canada, Conant en jugea le coût politique trop élevé. Les Français furent tenus à l’écart de tout l’effort nucléaire américain, et les Britanniques eux-mêmes ne furent tolérés qu’à des postes subalternes.
Le groupe dirigé par Murphree s’attacha à prévoir le passage du laboratoire à l’échelle industrielle. La première étape était de s’assurer de quantités suffisantes d’uranium. Environ 150 tonnes seraient nécessaires pour les premiers essais, jusqu’à la mise en route (estimée vers mi 1944) des réacteurs de production d’une part et des usines de séparation isotopique d’autre part. Près de 1 200 tonnes de minerai étaient stockées à Staten Island, et Murphree s’assura également d’un approvisionnement du Canada, ainsi que des mines du Colorado. Il passa également un accord avec DuPont et avec la compagnie Harshaw de Cleveland pour la fourniture d’hexafluorure à grande échelle (reprenant le procédé mis au point par Abelson).
Estimant que l’ampleur industrielle du programme nucléaire dépassait les compétences des laboratoires scientifiques, Bush proposa dès le 9 mars 1942 de confier à l’Armée la construction des usines nécessaires. Arguant que l’Allemagne était sûrement arrivée aux mêmes conclusions que les États-Unis, Bush et Conant insistèrent le 13 juin 1942 pour lancer simultanément un programme industriel de séparation isotopique d’uranium 235 d’une part, et de production de plutonium d’autre part. Le budget du programme d’arme nucléaire passa à 85 millions de dollars. Roosevelt donna son feu vert le 17 juin. Le Manhattan Engineer District (un district du Corps des Ingénieurs de l’Armée) fut créé dès le lendemain (bien qu’il n’ait pas eu d’existence officielle avant le 13 août). Le général Groves, choisi par l’Armée, en pris la direction le 17 septembre et les choses allèrent désormais très vite. Tous les scientifiques financés jusque là par des contrats OSRD passèrent le 1° mai 1943 sous sa coupe, Conant et Tolman devenant en juillet 1943 ses conseillers scientifiques. Le contrôle du programme nucléaire bascula définitivement des scientifiques vers l’Armée.
Janvier 1942 : les Japonais occupent les Philippines le 1°, la Malaisie et les Indes néerlandaises le 11 puis la Birmanie le 19, bataille de Rabaul le 23, Singapour tombe le 15 février, le 19 février, Darwin est bombardé, bataille de la mer de Java le 27 ; 18 avril, raid de Doolittle sur Tokyo ; 8 mai, bataille de la mer de Corail, victoire tactique japonaise mais stratégique américaine ; 5 juin 1942, bataille de Midway, victoire alliée essentielle. Le 2 février Roosevelt ordonne l’internement des Américains d’origine japonaise ; 12 mai, victoire allemande de Kharkov, 29 juin prise de Sébastopol ; 26 mai, Bir-Hakheim, juin victoire allemande à Tobrouk.
Sous le nom discret de Metallurgical Laboratory ou Met Lab, Arthur Compton (qui était professeur à l’université de Chicago) décida fin janvier 1942 de rassembler près de lui la plupart des équipes travaillant sur les questions touchant de près ou de loin à la réaction en chaîne et à la construction d’un réacteur nucléaire. Plusieurs équipes poursuivaient en effet, chacune de leur côté, des recherches sur la diffusion et l’absorption des neutrons par le carbone et par l’uranium, selon la géométrie, l’énergie ou la pureté des matériaux employés. Il s’agissait d’études expérimentales comme la mesure de sections efficaces effectuées par Fermi et par Szilárd à Columbia, ou des travaux sur le béryllium comme modérateur de neutrons, menés depuis l’été 1941 à Chicago même par Samuel Allison, Carl Eckart et son assistant Alvin Weinberg (futur directeur d’Oak Ridge), mais également de travaux théoriques comme ceux de Wigner à Princeton sur la meilleure façon de placer combustible fissile et modérateur, et ceux que commençait à entreprendre – à la demande de Compton – Oppenheimer à Berkeley sur la diffusion des neutrons. À Berkeley également Seaborg et son équipe menaient des expériences sur les transuraniens. Presque tous furent ainsi conviés à rejoindre progressivement Eckhart Hall, l’ancien bâtiment de mathématiques de l’Université de Chicago annexé par Compton, 1118-1132 East 58th Street, Chicago, Illinois.
Eckhart Hall, siège du Met Lab à l’université de Chicago
Certains rejoignirent Chicago presque immédiatement, comme une partie de l’équipe de Fermi, le reste ne venant qu’en mai quand les expériences en cours avec Zinn sur l’absorption des neutrons dans différents matériaux furent achevées. Quand arrivèrent de Columbia Herbert Anderson, Leo Szilard, Bernard Feld, George Weil ?
Edward Teller vint de Washington, G. Mitchell de l’Indiana. À Chicago, Samuel K. Allison avait effectué des expériences sur le béryllium et il avait déjà entrepris la construction d’une pile avec uranium naturel modéré par le béryllium (matériau cependant rare et coûteux). Carl H. Eckart et Alvin M. Weinberg étaient en charge de l’analyse théorique de ces expériences et de l’étude d’une réaction en chaîne, mais Eckart partit à La Jolla à l’Undersea Naval Laboratory (par la suite il se tourna vers l’océanographie au Scripps Oceanographic Institute de l’UCSD). Weinberg se retrouva alors à travailler avec Wigner qui, avec son groupe de Princeton (John Wheeler, Ed Creutz, Gilbert Plass) avait travaillé de façon assez lâche avec l’équipe de Fermi à Columbia sur les réactions en chaine. À partir de février 1942, Wigner commença par faire l’aller-retour une fois par mois entre Princeton et Chicago avant de s’y installer de façon permanente au bout de quelques mois.
Les équipes de recherche sur le plutonium, comme celle de Seaborg à Berkeley, rejoignirent également le Met Lab en avril 1942 où ils mirent au point des méthodes industrielles de séparation et de purification du plutonium.
L’idée de tout centraliser à Chicago fut ensuite abandonnée quand il fut décidé :
1. que les réacteurs de recherche seraient mieux à l’extérieur de Chicago, dans la forêt d’Argonne à une quarantaine de km au sud-ouest (actuel Argonne National Laboratory),
2. que les réacteurs de production de plutonium ne seraient pas non plus installés à Chicago mais dans un site beaucoup plus isolé (ce fut Hanford),
3. que les travaux directement liés à la construction des bombes ne seraient pas non plus menés à Chicago, mais dans un autre laboratoire très isolé (ce fut Los Alamos),
4. que les usines de séparation isotopiques seraient installées dans un autre site encore (ce fut Oak Ridge).
Eckhart Hall dans les années 1930 © U. Chicago
À partir de 1943, le Met Lab essaima donc à Hanford, Argonne, Oak Ridge et Los Alamos. Il conserva cependant localement une activité importante d’étude des transuraniens sous la direction de Franck, de Seaborg et de Szilárd.
Le Met Lab avait initialement quatre objectifs :
1. Réussir une réaction en chaîne expérimentale avec de l’uranium naturel (sous la direction de Fermi)
2. Préparer la production du plutonium à grande échelle en concevant les futurs réacteurs de production (sous la direction de Wigner)
3. Mettre au point la séparation chimique expérimentale du plutonium (sous la direction de Franck)
4. Et plus généralement rassembler toutes les données utiles à une réaction explosive de l’uranium et du plutonium
Sous la direction de Compton, assisté de Norman Hilberry, le Met Lab fut donc réparti en plusieurs groupes :
1. Physique : dirigé par Fermi, assisté de Herbert Anderson, Harold Agnew, Walter Zinn, Leo Szilard (chargé de la fourniture d’uranium), Edward Creutz, John Manley (expérimentateur associé à Oppenheimer), George Monk, Arthur Snell, Joyce C. Stearns, Martin Whitaker, Volney Wilson. Frank Foote et John Marshall restèrent au MIT.
2. Théorie : dirigé par Wigner, assisté par John Wheeler (également chargé de la bibliothèque), Robert Christy, Francis Friedman, Emil Konopinski, Nicholas Metropolis, Robert Mulliken, Forest Murray, Leo Ohlinger, Gilbert Plass, Edward Teller, Alvin Weinberg, et Gale Young. Hans Bethe, à Cornell, et Oppenheimer et Serber, à Berkeley, restaient en contact étroit avec ce groupe.
3. Chimie : James Franck, assisté de Samuel Allison, George Boyd, Milton Burton, Charles Coryell, Glenn Seaborg, Isadore Perlman et Frank Spedding.
4. Santé : R.S. Stone
5. Ingénierie : T. V. Moore
Fermi conçut et réalisa le premier réacteur critique, CP-1, mais c’est Wigner qui, dirigeant à la fois le groupe de théorie et le groupe d’ingénierie des réacteurs réalisa les premiers réacteurs opérationnels. Sa formation d’ingénieur chimiste lui permit de mener à bien cette tâche malgré des frictions violentes avec la direction du programme Manhattan fin 1942, et des relations houleuses avec les ingénieurs chimistes de DuPont.
Le premier effort fut de réunir les matériaux nécessaires, et pour cela de mettre au point de nouveaux procédés d’extraction de l’uranium à partir du minerai : la production atteignit 15 tonnes/mois d’uranium sous forme métallique en juillet 1942. Ce fut encore insuffisant pour la pile de Fermi, qui mêla donc uranium métallique et oxyde d’uranium. La qualité du graphite s’améliora en parallèle (l’absorption de neutrons diminua de 20%). Ces efforts mirent fortement à contribution plusieurs entreprises d’électrochimie comme Westinghouse, Metal Hydrides, ou Harshaw.
Arthur H. Compton en 1936 ©Time
L’importance des neutrons retardés fut découverte : 1% des neutrons ne sont produits qu’entre une fraction de seconde et une minute après la fission, ce qui donne une inertie certaine à la réaction en chaîne, permettant un contrôle humain, à condition bien sûr de viser k<1.01. Plus précisément, la durée de vie d’un neutron prompt dans un assemblage quasi-critique est de l’ordre de 1 ms et en une seconde la multiplication atteindrait k1000 = 1.011000 = 2x104, ce qui serait ingérable, mais grâce aux neutrons retardés, la dure de vie moyenne est de 100 ms et la multiplication en une seconde n’est que k10 = 1.1, soit une augmentation de 10% seulement.
James Franck (1882-1964)
James Franck fut professeur à l’université de Berlin et directeur du département de physique du KWI für Chemie-Physik (dirigé par Fritz Haber) jusqu’en 1920, puis professeur à Göttingen où il travailla avec Max Born, et où il eut comme élèves Blackett, Condon, Oppenheimer et bien d’autres. Il reçut le prix Nobel de physique en 1925 pour ses expériences de physique atomique (expérience de Franck et Hertz). D’origine juive, il préféra démissionner en 1933 de l’université de Göttingen, et quitta l’Allemagne pour les USA (à l’université John Hopkins de Baltimore), puis le Danemark en 1934. Il retourna en 1935 à Baltimore, puis accepta en 1938 un poste de professeur de chimie-physique à l’université de Chicago. Il dirigea la division de chimie du Met Lab pendant le programme Manhattan. En 1945, il fut l’auteur principal du « rapport Franck » demandant une démonstration de la bombe sur un site inhabité. Professeur émérite en 1947, à 65 ans, il dirigea un groupe sur la photosynthèse jusqu’en 1956.
À Berkeley, avec l’aide de Segrè et de Seaborg, Edwin McMillan et Philip Abelson avaient isolé en mai 1940 l’élément 93, baptisé ultérieurement neptunium. La transmutation bêta de ce dernier ne pouvait donner que l’élément 94-239, qui lui-même devait donner par transmutation alpha le 92-235 (uranium 235). Ne détectant pas ces alphas, McMillan et Abelson suggérèrent que cela impliquait une faible radioactivité du 94-239, et donc une longue durée de vie. En ce cas, une quantité « importante » pourrait en être produite, stockée, et utilisée. En novembre 1940, quand McMillan partit avec Alvarez s’occuper de radars au MIT, puis Abelson de séparation isotopique au NRL, Glenn Seaborg prit leur suite et se mit à la recherche de cet élément 94, avec le plein appui de Lawrence et de Segrè. Au cours de sa carrière, Seaborg devait découvrir plus d’une dizaine de transuraniens et plus d’une centaine d’isotopes.
Glenn Seaborg à Berkeley, au Radiation Laboratory en 1940 ©LBL
La carrière de Seaborg:
Le 26 février 1941, Seaborg, Segrè et Wahl isolèrent l’élément 94-239 et le baptisèrent plutonium en continuant la série uranium-neptunium qui suivait la succession des planètes Uranus, Neptune et Pluton. Sa durée de vie était effectivement relativement longue (demi-vie de 24 000 ans, avec une transmutation alpha en uranium 235). Sous l’impulsion de Fermi et avec l’accord de Lawrence, Seaborg, Segrè et Kennedy exposèrent pendant un mois de l’uranium au faisceau du cyclotron, et ils isolèrent un échantillon d’un quart de microgramme de plutonium. Ils l’exposèrent à un flux de neutrons le 28 mars, et ils démontrèrent que le plutonium fissionnait comme Bohr et Wheeler l’avaient prévu, qu’il produisait des neutrons secondaires (3 en moyenne) et qu’il permettait donc des réactions en chaîne. Seaborg, Segrè, Wahl et Kennedy en mesurèrent le 18 mai la section efficace, revue à la hausse en juillet, et la trouvèrent presque deux fois plus grande que celle de l’uranium 235 (en fait elle n’est que de 24% plus grande).
On pouvait donc utiliser le plutonium comme combustible dans un réacteur — mais aussi et surtout dans une bombe — comme Segrè et Fermi l’avaient pensé dès décembre 1940. Mais la production de plutonium en quantités dépassant largement le microgramme ne pouvait pas se faire avec un cyclotron. Il fallait passer par un réacteur, dont le plutonium serait un sous-produit inévitable des réactions en chaîne de fission de l’uranium. Le projet de réacteur de Fermi et Szilárd devenait d’un seul coup crucial. Encore fallait-il connaître suffisamment bien les propriétés physiques et chimiques du plutonium pour être capable de l’extraire parmi l’uranium et ses produits de fission. Ainsi d’ailleurs que ses propriétés radiologiques, biologiques et toxicologiques.
En avril 1942, Seaborg et son équipe rejoignirent le Met Lab à Chicago, avec pour objectif de mettre au point des méthodes efficaces pour séparer le plutonium de l’uranium (Seaborg était radiochimiste de formation). Les chercheurs disposaient de 2.8 µg de plutonium en août 1942, et de près de 500µg fin 1942. Ces études montrèrent qu’il serait possible de séparer chimiquement le plutonium de l’uranium, mais que ce serait nettement plus difficile qu’on l’avait espéré (ou craint) car les propriétés chimiques des deux éléments se révélèrent beaucoup plus proches qu’anticipé (et le plutonium n’avait nullement les propriétés du rhénium). À la suite des travaux de Seaborg et de ses collaborateurs, tous les éléments de Z=89 (actinium) à Z=103 (lawrencium) sont d’ailleurs aujourd’hui regroupés dans une même case du tableau périodique, celle des actinides.
Éléments Z=89 (actinium) à Z=103 (lawrencium) aux propriétés chimiques très voisines en raison du remplissage progressif des couches internes 5f et 6d qui ne modifie guère les propriétés chimiques dues aux électrons externes.
Niveau n → moment angulaire orbital l < n → 2l+1 orbitales, chacune accueillant deux électrons, de spins opposés. Les orbitales s ont donc 2 places, les orbitales p en ont 6, les d en ont 10 et les f 14 places.
n = 1 | 2 éléments | H → He | s | 1s |
n = 2 | 8 éléments | Li (3) → Ne (10) | s, p | [He],2s,2p |
n = 3 | 8 éléments | Na (11) → Ar (18) | s, p, d | [Ne],3s,3p |
n = 4 | 18 éléments | K (19) → Kr (36) | s, p, d, f | [Ar],4s,3d,4p |
n = 5 | 18 éléments | Rb (37) → Xe (54) | s, p, d, f | [Kr],5s,4d,5p |
n = 6 | 32 éléments | Cs (55) → Rn (86) | s, p, d, f | [Xe],6s,4f,5d,6p |
n = 7 | 32 éléments | Fr (87) → Uuo (118) | s, p, d, f | [Rn],7s,5f,6d,7p |
Le cortège électronique de l'actinium (Z=89) est ainsi [Rn] 6d1 7s2 . Celui de l'uranium (Z=92) est [Rn] 5f3 6d1 7s2 , 94Pu = [Rn] 5f6 7s2 . Les actinides, dont la couche 5f se remplit peu à peu, sont analogues aux lanthanides, de Z=57 (lanthane) à Z=71 (lutétium), où la similitude des propriétés chimiques est due au remplissage de la couche interne 4f .
Malgré les difficultés chimiques inattendues, Seaborg et ses collaborateurs parvinrent à mettre au point des méthodes applicables à très grande échelle. Dans un premier temps, ils s’efforcèrent d’obtenir assez d’informations sur les transuraniens pour savoir si le plutonium pourrait être extrait de l’uranium irradié. Seaborg isola un échantillon macroscopique de plutonium en utilisant le fluorure de lanthane comme porteur, tandis qu’Isadore Perlman et William J. Knox étudiait une méthode à base de peroxyde, John E. Willard recherchait quels matériaux adsorbaient le mieux le plutonium, Theodore T. Magel et Daniel K. Koshland Jr. évaluaient différents processus d’extraction avec des solvants, et Harrison S. Brown et Orville F. Hill étudiaient la volatilité.
Le premier échantillon macroscopique de plutonium isolé en août 1942
Mais il ne suffisait pas de trouver un processus utilisable en laboratoire, il fallait que ce processus puisse être amplifié d’un facteur un milliard, du microgramme de plutonium au kilo ! En fait, les projets d’usines de séparation furent esquissés par l’ingénieur Charles M. Cooper de DuPont avant la fin des travaux de laboratoire, et Cooper accepta de prévoir l’emploi des 4 méthodes alors explorées, la méthode du fluorure de lanthane demeurant cependant prioritaire. Celle-ci se heurta à des difficultés à la fin de l’année 1942 mais Seaborg avait entretemps développé une méthode utilisant des phosphates comme porteurs. Stanley G. Thompson montra que le phosphate de bismuth retenait 98% du plutonium en précipitant, et Cooper se lança dans la réalisation d’un atelier de séparation pilote au Met Lab, près de Staggs Field. Le 3 novembre 1942, Seaborg attira l’attention sur la nécessité de purifier très fortement le plutonium : sa radioactivité alpha importante risquait de générer des neutrons lors des collisions de ces alphas sur les impuretés, neutrons qui à leur tour risquaient de provoquer une prédétonation dans une bombe. Cela inquiéta fortement les responsables du programme, d’une part en raison des risques présentés par une purification insuffisante, et d’autre part en raison de la crainte que d’autres phénomènes insoupçonnés de ce genre de remettent en cause tout le programme. La découverte au printemps 1944 du fort taux de fission spontanée du plutonium 240, inévitable contamination du plutonium 239, fut d’ailleurs un exemple de ce genre de problèmes.
La métallurgie du plutonium se révéla très délicate: le plutonium se présente sous plusieurs phases très différentes (allotropie), et par conséquent sa densité (et donc la masse critique) varie fortement selon la température et la pression. Le métal se révéla cassant dans certaines phases, ductiles dans d’autres, et finalement plus facile à manipuler en alliage (avec aluminium par .ex.). Toutes ces difficultés furent longues à résoudre à Los Alamos.
5 kg de plutonium (∅ 11 cm)
Les différentes méthodes de séparation isotopique avaient permis d’isoler — en laboratoire, et en plusieurs mois — quelques fractions de microgrammes d’uranium 235, et des problèmes techniques énormes étaient prévisibles pour transposer une installation de laboratoire à une usine capable de séparer plusieurs kilos d’uranium 235 par mois. Quatre méthodes furent étudiées, utilisant le fait que l’hexafluorure (le tétrachlorure a également été employé) d’uranium 235 était de 1% plus léger que l’hexafluorure d’uranium 238 et que l’on pouvait ainsi enrichir progressivement un mélange des deux. Au printemps 1942, les principales équipes étaient celles de Harold Urey à Columbia (diffusion gazeuse et centrifugeuses), d’Ernest Lawrence à Berkeley (séparation électromagnétique), et de Philip Abelson au NRL (diffusion thermique).
Le principe de la séparation isotopique par centrifugation est simple : dans un cylindre en rotation rapide, les molécules d’hexafluorure d’uranium 238, plus lourdes tendent à se concentrer à la périphérie, celles d’uranium 235 se retrouvant plus au centre. En chauffant la base du cylindre, les courants de convection entraînent vers le bas les molécules périphériques et vers le haut les molécules centrales, enrichies en uranium 235, que l’on peut collecter pour les injecter dans un deuxième cylindre où l’enrichissement se poursuit, puis un troisième, etc. L’enrichissement étant très faible à chaque étape, il faut enchaîner plusieurs milliers de centrifugeuses pour obtenir un enrichissement de qualité « militaire » à 80%, quelques centaines pour un usage civil à 3%.
Schéma de centrifugeuse pour la séparation isotopique
Les centrifugeuses avaient déjà été utilisées avant la guerre pour effectuer des séparations isotopiques. L’idée avait été avancée dès 1919 en Grande-Bretagne par Francis Aston et Frederick Lindemann (futur Lord Cherwell, 1886-1957, conseiller scientifique de Churchill), mais les tentatives n’avaient guère eu de succès. À l’université de Virginie, Jesse W. Beams (1898-1977) n’avait cessé dans les années 1930 d’améliorer les centrifugeuses (devenant des ultracentrifugeuses) en portant leur vitesse de rotation de quelques centaines de tours par seconde à plusieurs centaines de milliers. À de très hautes vitesses de rotation, les forces centrifuges deviennent colossales et peuvent dépasser la résistance des métaux utilisés. Le cylindre en rotation doit être placé dans le vide pour réduire les forces de frottement et il doit être soutenu par des paliers magnétiques, également pour réduire les frottements. En 1937, Beams parvint à séparer les isotopes 35 et 37 du chlore, et en mars1939 il s’intéressa à la séparation des isotopes 235 et 238 de l’uranium. Il obtint en mars 1940 un soutien de Carnegie, puis 6 000 $ en 1940-1941 du Naval Research Laboratory. En 1941, il parvint à enrichir une (très) petite quantité d’hexafluorure d’uranium grâce à sa centrifugeuse.
Ernest O. Lawrence et Jesse W. Beams en 1929 à Yale © University of Virginia
Harold Clayton Urey (1893-1981) voulait améliorer les centrifugeuses de Beams en faisant circuler l’hexafluorure à contre-courant. En mai 1940, Urey estimait parvenir à isoler par cette méthode 1 kg d’uranium 235 par jour avec 20 000 unités de 1 m de hauteur et d’un diamètre d’une trentaine de centimètres, montées en cascade, pour un coût de 100 M$. Ce coût parut alors exorbitant, mais un petit crédit lui fut alloué par le Comité de l’Uranium. Et Urey passa une année à explorer toutes les méthodes envisageables d’enrichissement de l’uranium, coordonnant des travaux sur les centrifugeuses à l’université de Virginie et à Columbia, des recherches sur la diffusion gazeuse à Harvard, et des études sur la diffusion thermique à Columbia. Il en conclut à la mi-1941 que n’importe quelle méthode coûterait à peu près le même prix. Il en revint donc à la centrifugeuse, qu’il considérait comme la méthode la plus avancée, et il suggéra la réalisation d’une usine pilote capable de séparer 100 grammes d’uranium 235 par jour pour un coût estimé à 80 M$ (l’usine projetée était 10 fois plus petite qu’un an plus tôt, mais le coût était quasiment le même !). Mais un an plus tard, la décision n’avait pas été prise, et Urey insista en mai 1942 pour que soit immédiatement réalisée son usine pilote, assurant que cela permettrait de disposer de quelques bombes dès le 1° juillet 1944 (700 j x 100 g/j = 70 kg). Le Comité accepta, mais le contrôle passa à ce moment-là à l’armée et le projet resta en suspens quelques mois avant d’être abandonné à l’automne. SI ce calendrier avait pu être tenu, la bombe d’Hiroshima aurait été prête au moment du débarquement en Normandie, avant la grande offensive soviétique du 22 juin 1944 qui anéantit pratiquement la Wehrmacht en deux mois et scella le sort de l’Allemagne (Opération Bagration). Les conséquences géopolitiques auraient certainement été considérables.
Harold C. Urey en 1937 © Life
Mais les centrifugeuses construites par Harold Urey et Karl Cohen à Columbia, comme celles de Jesse Beams en Virginie rencontrèrent de graves problèmes. En dehors des soucis liés au pouvoir corrosif de l’hexafluorure, Westinghouse, qui devait les construire en série industrielle à Pittsburgh, se heurta à des difficultés mécaniques. Les vibrations induites par les inévitables décalages entre axe de rotation et axe d’inertie rendaient le rotor instable à certaines fréquences de résonance. De plus, le rendement n’atteignait que 36% de ce qui était prévu. Dans le premier modèle d’Urey, l’hexafluorure était liquide à la base du rotor et gazeux en haut. La seconde version de Urey, Cohen et Skarstrom n’utilisait que du gaz. Urey eut beau clamer que le modèle à contre-courant aurait un rendement très supérieur, le principe fut abandonné. Cependant des essais en 1943 et 1944 montrèrent effectivement sa grande efficacité, et ce principe est employé dans les centrifugeuses actuelles.
En désaccord avec Urey, Conant jugea que les centrifuges ne seraient pas opérationnelles avant longtemps, et il décida en octobre 1942 d’abandonner cette voie pour les grandes usines en projet. Beams continua cependant ses recherches tout au long de la guerre avec des moyens réduits, avant que la méthode ne soit reprise après la guerre (surtout quand les Américains apprirent les performances atteintes en URSS par Gernot Zippe, que Beams fit venir en 1958). Les centrifugeuses sont aujourd’hui la méthode de loin la plus efficace et la moins coûteuse pour enrichir l’uranium.
L’idée est essentiellement de placer de l’hexafluorure d’uranium à haute pression dans une chambre aux parois percées de trous minuscules ne permettant le passage que d’une molécule à la fois. À température donnée, les molécules les plus légères sont les plus rapides (1/2 mV2 = 3/2 kT), et elles traversent ces pores plus souvent que les autres. Le mélange est ainsi enrichi en uranium 235 de l’autre côté des parois. L’enrichissement étant extrêmement faible, l’opération doit être répétée des milliers de fois, exigeant par conséquent de réaliser des hectares de barrières poreuses. L’idée fut suggérée à plusieurs reprises (Kistiakowsky la proposa à Bush dès mai 1940 par exemple). Karl Cohen, Harold Urey et John Dunning travaillèrent sur la question à Columbia (sous le nom de code de SAM, Substitute Alloy Metals).
Cellule de diffusion gazeuse
Cascade de cellules de diffusion gazeuse
La difficulté majeure était de fabriquer des parois poreuses avec des trous aussi petits, et résistant à l’intense corrosion de l’hexafluorure. En novembre 1941, Dunning et Booth démontrèrent un premier (faible) enrichissement en uranium 235 par la méthode. Mais ce succès partiel fut suivi de la difficulté apparemment insurmontable de fabriquer une barrière poreuse résistante à la corrosion et percée de millions de trous au cm2. La mise au point de pompes adaptées se révéla aussi terriblement difficile. En avril 1942, la conception d’une usine pilote fut entreprise par la société Kellogg sous la direction de Percival Keith, mais les progrès furent très lents. La décision prise en octobre 1942 de restreindre les échanges d’informations scientifiques avec le Britanniques retarda considérablement le programme de diffusion gazeuse, car Keith ignora longtemps que des solutions avaient été trouvées en Grande-Bretagne pour résoudre certaines des difficultés qui bloquaient les Américains.
Le nickel sembla le meilleur matériau pour recouvrir les parois poreuses, mais il ne semblait pas assuré que des hectares de barrières de nickel massif puissent être prêts à temps. De gros efforts furent alors entrepris pour déposer le nickel sur les barrières par électrodéposition, par compression de poudres, ou par une combinaison des deux méthodes, mais ce ne fut qu’au printemps 1944 qu’il devint possible de préparer des barrières de grande surface de qualité acceptable. Mais il fallut encore près d’un an avant que l’usine K-25 à Oak Ridge commence à livrer les premières quantités d’uranium enrichi.
Dans un gradient de température, les molécules les plus légères ont tendance à migrer vers la surface la plus chaude. Ce procédé avait été utilisé par Clusius en Allemagne pour séparer les isotopes du chlore en 1939. Philip Abelson, à Carnegie et Berkeley en 1940 puis au Naval Research Laboratory (NRL) à partir de 1941, espérait parvenir au même résultat en appliquant la diffusion thermique à l’uranium. Abelson employait de l’hexafluorure d’uranium liquide placé entre deux tubes concentriques : de la vapeur surchauffée circulait dans le tube intérieur, tandis que le tube extérieur était refroidi par de l’eau. L’isotope le plus léger se concentrait le long de la paroi chaude, et la convection l’emportait vers le haut du tube. La séparation était d’autant plus efficace que les tubes étaient longs.
Principe de la séparation thermique
Les colonnes de l'usine de séparation isotopique S-50 à Oak Ridge en 1944
L’efficacité de la méthode fut démontrée à petite échelle, mais exigeait des quantités colossales de vapeur. L’amiral Bowen proposa à l’automne 1942 à Lyman Briggs (la Marine avait été laissée dans une complète ignorance du projet Manhattan) la construction d’une unité pilote. Groves visita le 10 décembre 1942 le laboratoire d’Abelson au Philadelphia Navy Yard, mais il ne se montra guère impressionné. Conant ne pensait pas que la méthode serait efficace à grand échelle et laissa Abelson et la Marine poursuivre leurs efforts en dehors du programme Manhattan… jusqu’à ce que les difficultés rencontrées avec les autres méthodes conduisent à ajouter en catastrophe une usine de séparation thermique au complexe d’Oak Ridge à l’été 1944. Entretemps, la Marine avait lancé le 1° janvier 1944 la construction de sa petite unité pilote de séparation à Philadelphie, qui commença à fonctionner en juin. Cette construction n’avait été autorisée à l’automne 1943 (par Bush et Conant ?) que si elle ne prélevait aucune ressource, ni en matériel ni en personnel, qui aurait pu être utile au programme Manhattan. À ce moment là, Hanford et Oak Ridge étaient bien avancés, sans être opérationnels, permettant ce prélèvement de ressources.
La séparation électromagnétique à grande échelle fut mise au point par Lawrence à Berkeley avec le calutron, et installée dans le complexe Y-12 à Oak Ridge.
Une méthode rivale, l’isotron, fut cependant développée à Princeton par Henry DeWolf Smyth et Robert Wilson pendant l’été 1941. Son intérêt était de pouvoir utiliser une source d’ions étendue, et de pas être limitée à un source ponctuelle comme le calutron. L’isotron accélérait les ions par un champ électrique d’abord constant, puis pulsé en dents de scie. Les ions de masse différente acquéraient d’abord des vitesses différentes dans le champ constant puis s’accumulaient en paquets de même masse dans la zone pulsée. À un certain point du tube, un champ électrique transverse périodique focalisait les paquets d’uranium 235 et déviait les paquets d’uranium 238. Le projet, présenté au Comité S-1 le 18 décembre 1941 sembla assez séduisant (même à Lawrence !) pour justifier un contrat OSRD et la réalisation d’un prototype. Celui-ci fonctionna en janvier 1942 et les expériences montrèrent qu’il était possible de séparer ainsi les isotopes du lithium (dont les masses diffèrent de 15%, ce qui facilite les choses). Au printemps 1942, une séparation partielle de l’uranium fut réalisée, et les essais durèrent jusqu’en février 1943 (cf. rapport Smyth).
Mais le projet de calutron était plus avancé (et Lawrence avait un poids énorme) et l’isotron ne dépassa pas le stade du prototype. Dans le procédé de Lawrence, l’uranium métallique était vaporisé puis ionisé, et les ions étaient soumis à un fort champ magnétique qui courbait d’autant plus leur trajectoire qu’ils étaient plus légers (c’est le principe du spectromètre de masse).
Le principe de la séparation magnétique des isotopes de l’uranium
Pour isoler l’uranium 235, Lawrence convertit en spectromètre de masse le cyclotron de Berkeley de 37 pouces (95 cm) de diamètre.
Le cyclotron de 37 pouces transformé en spectromètre de masse pour la séparation isotopique de l’uranium 235
Techniquement, ce n’était pas si simple car au terme d’un arc d’un mètre, le décalage entre les deux types d’ions n’était que de 2 mm. Il ne fallait donc pas que le faisceau diverge trop (les ions ont la même charge positive et se repoussent donc, ce qui élargit le faisceau). Lawrence parvint à résoudre ce problème de « charge d’espace » et, en décembre 1941, il parvint à isoler 1 µg par heure d’uranium 235. Avec 10 exemplaires du prototype agrandi à la taille du grand cyclotron de 184 pouces (470 cm), il pensait avec optimisme atteindre un an plus tard 200 mg par heure. Il les baptisa « calutrons » (CALifornia University cycloTRON).
Principe de fonctionnement du calutron©LBL Tuballoy est le nom de code de l’uranium, mais le schéma porte explicitement « 235 ions » et « 238 ions » !
L’année 1942 fut consacrée à résoudre successivement de nombreuses difficultés techniques et à tester différents éléments des calutrons, d’abord dans l’aimant du cyclotron de 184 pouces, installé le 26 mai, puis avec le prototype d’un grand aimant, XA, entouré de 4 chambres possédant chacune 2 sources d’ions (pour augmenter le rendement). Chaque unité parvenant à séparer 10 mg d’uranium 235 par jour (par heure plutôt?), Lawrence envisagea hardiment de construire 50 000 (5000 ? il y a eu 864 chambres dans les calutrons alpha produisant 260 g/jour d’uranium à 10 puis 20% d’U235, et 288 chambres dans les bêta, produisant 200 g/jour à l’été 1945) unités pour obtenir en 100 jours les 50 kg jugés nécessaires pour une bombe. Le Comité S-1 visita Berkeley le 13 septembre, et il recommanda la construction d’une usine pilote puis d’une section d’une usine complète. Les calutrons donnèrent continuellement beaucoup de fil à retordre (dans tous les sens du terme) aux ingénieurs chargés de passer à l’échelle industrielle à Oak Ridge. La séparation électromagnétique a cessé d’être utilisée dès la fin de la guerre en raison de la fragilité du procédé et surtout de sa phénoménale consommation électrique.
Lawrence devant le bâtiment (coupole) du grand cyclotron à Berkeley en 1942 © LBL
Le cyclotron de 184 pouces à Berkeley en 1942 © LBL
Un moment de fatigue de Lawrence pendant les tests des calutrons à Berkeley ©LBL