Alain Bouquet - Courses parallèles

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Courses parallèles

Des recherches sur les réactions en chaîne furent menées parallèlement en Grande-Bretagne et aux États- Unis, en Union Soviétique, au Japon et en Allemagne, dans une ignorance généralement réciproque (aux opérations d’espionnage près). De plus, en raison du secret militaire très vite imposé dans tous les pays, les physiciens n’eurent pratiquement jamais une vision d’ensemble des travaux menés dans leur propre pays, et encore moins dans les pays étrangers.

Que savait-on — ou supposait-on — en janvier 1940 ?

Notons tous les conditionnels et tous les « théoriquement ». Les physiciens nucléaires pensaient qu’une bombe était théoriquement possible, mais ils étaient parfaitement conscients que les difficultés pratiques seraient colossales, que l’on passe par la voie « séparation isotopique de l’uranium 235 » ou par la voie « réacteur et extraction du 94-239 ».

Comment faire une bombe ?

Sphère d’uranium de k masses critiques, soit une masse M = n0R03 = k Mcritique <=> rayon R0 = k1/3 Rc0 ~ k1/3λ0 = k1/3/n0σ

Libération d’énergie → élévation de température → dilatation → densité n0 ↘ n → λ=1/nσ ↗ → Rc ~ λ ~ R3/σ ↗

Le rayon critique augmente plus vite que le rayon de la sphère en expansion

La réaction s’arrête quand ils sont égaux ⇒ R = k1/6 R0

k = 2 (par exemple) ⇒ k1/6 = 1,12 et Rc0 ~ 20 cm ⇒ dilatation de 2 centimètres seulement

Les noyaux se déplacent à 106 m/s ⇒ arrêt en 10-8 s ? FISSION RAPIDE EXIGÉE

Pas de fission rapide possible avec 238U pur

Avec un peu de 235U (0,7% à 3%) la situation s’améliore

Fission rapide de 235U ? uranium 235 pur ?

La question était : quels moyens humains et financiers pouvait-on consacrer à ce recherches? Les pays déjà en guerre (France, Allemagne, Grande-Bretagne, Japon, Italie) ne disposaient pas de beaucoup moyens à détourner de l’effort immédiat de guerre. Et l’Italie, comme l’Allemagne, avait vu une grande partie de ses physiciens nucléaires partir en exil.

À Rome, Amaldi répéta (sans les connaître) les premières expériences de Joliot, de Frisch, de Fermi, mais sous l’influence de Rasetti il préféra ne pas en publier les résultats, jugeant que d’une part ces recherches étaient poursuivies ailleurs avec plus de moyens, et craignant d’autre part les conséquences militaires (Rasetti refusa d’ailleurs ensuite de prendre part au programme Manhattan). Amaldi continua cependant jusqu’en 1942 à travailler sur la fission, à correspondre avec Bohr et à mesurer la section efficace de l’uranium 238.

Parmi les pays encore en paix, l’URSS sortait tout juste de la Grande Terreur et n’était guère en état de se lancer dans un tel effort. Les États-Unis étaient les seuls à pouvoir le faire, mais ils sortaient à peine de la Grande Dépression et aucun effort de grande ampleur ne fut lancé avant 1942. Seules des recherches à petite échelle rassemblant une poignée de physiciens et de techniciens purent être menées pendant quelques années, et dans une ignorance réciproque presque totale en raison du secret militaire imposé à tous.

Courses parallèles

Les Britanniques et le mémorandum de Frisch et Peierls

Les premiers travaux britanniques sur la fission

Les travaux de l’équipe Joliot avaient intéressé les Britanniques. G.P. Thomson avait demandé au gouvernement en avril à disposer d’uranium, et le 3 mai A.M. Tyndall avait signalé au Committee of Imperial Defense la réalisation possible d’une bombe à fission. Pendant le printemps et l’été 1939, deux programmes de recherche sur la fission avaient été poursuivis en Grande-Bretagne, l’un sous la direction de George Paget Thomson à Londres, l’autre sous celle de Mark Oliphant à Birmingham. Joseph Rotblat avait de son côté fait quelques calculs à Liverpool (Manchester ?), dans le laboratoire de Chadwick qui l’avait recueilli en avril venant de Pologne, et s’était posé la question de la séparation isotopique par diffusion thermique (allant jusqu’à demander ce que faisaient alors Clusius et Dickel) et il en parla à Chadwick. Celui-ci poursuivait des réflexions parallèles, mais il ne pouvait pas en parler avec un réfugié polonais.

Déclaration de guerre 1939 Pacte germano-soviétique

La guerre interrompit les recherches nucléaires, mathématiciens et physiciens britanniques se retrouvant mobilisés pour la plupart autour de projets essentiels, comme le développement du radar, la cryptanalyse ou la recherche opérationnelle. Les physiciens britanniques développèrent en particulier le magnétron (électrons spiralant dans un champ magnétique axial de la cathode vers l’anode, creusée de cavités résonantes → émission d’ondes centimétriques (GHz) avec des puissances de plusieurs kW).

Chaîne de radar Home chain Console radar 1940

La première chaîne de radars britanniques (Home chain) et sa console

Magnétron

Principe du magnétron

Ironiquement, ce furent donc des réfugiés allemands comme Franz Simon, Rudolf Peierls et Otto Frisch qui lancèrent la Grande-Bretagne (et de ce fait indirectement les États-Unis) dans la course à la bombe.

Analyse de Peierls

Peierls

Élève de Heisenberg et de Pauli, Rudolf Peierls (1907-1995) était un pionnier de l’étude des semi- conducteurs, et il avait quitté l’Allemagne dès 1933. Il avait collaboré avec Chadwick et Bethe à Manchester, puis travaillé à Cambridge et Birmingham sur les applications de la mécanique quantique aux métaux et aux supraconducteurs. Étant toujours un ressortissant d’un pays ennemi, il lui était interdit de travailler sur le radar et il se tourna vers la physique nucléaire. Il évalua en juin 1939 la masse critique permettant une réaction en chaîne par neutrons rapides (l’article fut envoyé le 14 juin aux Proc. Cambridge Phil. Soc. mais il ne parut qu’en octobre et ne semble guère avoir retenu l’attention). Son calcul était plus général que le calcul pionnier de Francis Perrin, mais il aboutissait à une équation intégrale qu’il ne put résoudre que dans des cas limites. Il rejoignit le projet Manhattan en 1944 dans le cadre de la Mission britannique. Après la guerre, il poursuivit ses recherches en physique nucléaire (diffusion, effets collectifs) comme consultant du programme nucléaire civil britannique. Il fut aussi un membre important du mouvement Pugwash.

Détails du calcul de Peierls


En interpolant entre les cas limites, il obtint une estimation de la masse critique en fonction de la densité du matériau, des sections efficaces et du nombre moyen de neutrons produits par une fission. Mais comme il ne disposait pas de données sur ces paramètres, il ne donnait aucune estimation quantitative. En s’appuyant sur cet article, Chadwick évalua cependant à 30 ou 40 tonnes la masse critique permettant une réaction en chaîne entretenue dans l’uranium naturel (lettre de Chadwick à Appleton du 5 décembre 1939). De fait, le premier réacteur, celui de Fermi à Chicago, utilisa effectivement 40 tonnes d’uranium en décembre 1942. Mais pour une bombe, pareille masse en faisait une arme très peu pratique, à supposer qu’une réaction en chaîne puisse réellement diverger dans un bloc d’uranium naturel (ce qui n’est pas le cas en réalité, la capture de neutrons est trop importante, et un modérateur est nécessaire). Et même si cela était possible, il était quasi-certain que la bombe se détruirait elle-même avant que beaucoup d’énergie soit libérée, comme l’avait pensé Perrin. La réalisation d’un moteur (naval du fait du poids) parut donc plus réaliste.

Chadwick avait également réfléchi à la question de la fission rapide dans l’uranium 235. Il était parti des mesures par Merle Tuve (rapportées dans l’article de Bohr et Wheeler) de la section efficace de fission rapide (à 0.6 MeV) dans l’uranium naturel : Tuve avait trouvé 0.003 barns et Chadwick, supposant que ces fissions étaient dues au seul uranium 235 les multiplia par 140, obtenant 0.4 barns. La même formule de Peierls lui donna plus d’une tonne, ce qui lui parut sans espoir (lettre de Chadwick à Appleton du 26 décembre 1939). Il semble que Fermi soit alors arrivé à la même conclusion pour les mêmes raisons. Chadwick douta cependant de ces sections efficaces « trop faibles » par rapport à la section géométrique, et il commençait à Liverpool une mesure de section efficace quand il fut informé du mémorandum de Frisch et Peierls. Tuve refit à Carnegie des mesures de section efficace au cours de l’été 1940, et les nouvelles mesures en juillet indiquèrent QUOI ?

En 1939-1940, il était de notoriété publique que la fission d’un kilo d’uranium (la taille d’une balle de golf) suffisait à raser une ville (Washington Post du 29 avril 1939, New York Times du 5 mai 1940), mais personne n’avait d’idée claire de la façon de fissionner ce kilo. Perrin, Bohr comme Chadwick et Heisenberg aboutissaient à des tonnes d’uranium dont seule une minuscule fraction était réellement utilisée.

Le mémorandum de Frisch et Peierls

Frisch

De son côté, Otto Frisch avait préféré quitter le Danemark pour la Grande-Bretagne pendant l’été 1939, et il avait rejoint Peierls à Birmingham, Oliphant lui obtenant une charge d’assistant à l’université. Frisch était séduit par l’idée de Bohr selon laquelle seul l’uranium 235 pouvait fissionner par neutrons lents, et il voulut la vérifier expérimentalement en enrichissant l’uranium naturel (ce que Nier était en train de faire à la demande de Dunning, pour la même raison). Il explora les différentes possibilités techniques avant d’opter pour la séparation thermique, dont Klaus Clusius et Gerhard Dickel en Allemagne étaient les pionniers. Clusius (1903-1963) dirigeait l’Institut de Chimie-Physique de l’université de Munich où il menait des expériences sur l’eau lourde. Il y avait développé en 1938 avec son jeune collègue Gerhard Dickel un tube de séparation isotopique par diffusion thermique, avec lequel il avait séparé en 1939 les isotopes 35 et 37 du chlore (le chlore naturel est à 76% du chlore 35 et à 24% du chlore 36. La difficulté avec l’uranium est que la différence de masse entre l’hexafluorure d’uranium 235 et l’hexafluorure d’uranium 238 n’est que de 3/(238+6x19) = 0.0085, moins de 1%, alors qu’elle était de presque 6% pour le chlore. Une difficulté additionnelle était la corrosion prévisible due à un composé fluoré.

Entretemps, la British Chemical Society demanda à Frisch un article de synthèse sur la fission nucléaire pour l’anniversaire de sa découverte. Cela lui donna l’occasion de réfléchir aux applications et aux risques de la fission. Il estima que la fission de l’uranium naturel ne pouvait pas s’effectuer par les seuls neutrons rapides en raison du nombre de diffusions et de captures par résonances. La fission par neutrons lents permettrait peut-être d’aboutir à une source d’énergie, mais qu’elle serait heureusement beaucoup trop lente pour conduire à une explosion dangereuse. L’argument était essentiellement que la durée séparant deux fissions (100 µs, durée nécessaire aux collisions ralentissant les neutrons puis à ce qu’un neutron trouve un noyau d’uranium 235), n’était pas beaucoup plus faible que le temps mis par la bombe à réagir mécaniquement et thermiquement jusqu’à se dissocier : l’énergie libérée ne serait donc guère plus élevée que celle d’une explosion chimique classique.

Puis, ayant terminé son article, Frisch se demanda ce que changerait l’enrichissement en uranium 235 : la possibilité d’utiliser l’eau comme modérateur, une taille de réacteur plus petite, une réaction en chaîne avec les seuls neutrons rapides ?

À la différence de ses collègues, Frisch ne supposa pas a priori que la réaction en chaine était identique dans l’uranium 235 pur et dans un mélange d’uranium 238 (majoritaire) et d’uranium 235 (minoritaire) où la fission rapide est impossible en raison des captures résonantes. L’article de Bohr et Wheeler lui suggéra que tout neutron entrant en collision avec un noyau d’uranium 235 en provoquerait la fission (ce qui n’est pas exact) engendrant entre 2 et 3 nouveaux neutrons et donc une réaction en chaîne divergeant exponentiellement, une explosion. Il reprit alors le calcul de Peierls de la masse critique en l’appliquant au cas de l’uranium 235 pur et à la fission par neutrons rapides. La section efficace correspondante n’avait pas encore été mesurée (elle ne le fut qu’en mars 1941 à Carnegie, et encore la valeur fut-elle surestimée). Optimistes, Frisch et Peierls l’estimèrent à une dizaine de barns (à peu près la section efficace géométrique), et ils aboutirent à leur grande surprise à une masse critique très faible, de l’ordre de 600 g, au lieu de plusieurs tonnes comme le supposaient implicitement la plupart des physiciens. Personne n’avait réalisé que multiplier par 100 la concentration d’uranium 235 revenait (grossièrement !) à multiplier par 100 la section efficace effective de fission, et donc à diviser par (100)3 la masse d’uranium nécessaire !

Comment arrivèrent-ils à 600 g ? En raison de l’incertitude sur la section efficace de fission :

Cela mettait brusquement une arme nucléaire dans le domaine du possible : isoler un kilo d’uranium 235 était autrement plus accessible qu’en isoler 10 tonnes. En réalité, la section efficace est 5 fois plus faible, le libre parcours moyen 5 fois plus grand, et la masse critique 5x5x5=125 fois plus grande, soit une cinquantaine de kilos.

Frisch et Peierls se demandèrent ensuite si la réaction aurait le temps de se propager avant que la libération d’énergie ne vaporise la bombe et la disperse, arrêtant la propagation de la fission. Ils estimèrent que les fissions se succéderaient toutes les 2 ou 3 nanosecondes et qu’une centaine (le chiffre « canonique » de 80 fut retenu) de générations auraient le temps de se succéder avant que la dilatation de la bombe arrête la réaction en chaîne au bout de 100 ns. Une rapide estimation (Peierls dit dans ses souvenirs « au dos d’une enveloppe ») les convainquit que quelques % de la masse d’uranium auraient le temps de fissionner, conduisant à une libération d’une quantité d’énergie équivalent à plusieurs milliers de tonnes d’un explosif classique comme le TNT.

Ils s’attachèrent aussi aux aspects pratiques tels qu’un assemblage [par des ressorts] de 2 à 8 masses critiques (5 kg) d’uranium 235.

Mais cela supposait de commencer par isoler l’uranium 235, et Frisch se lança dans la séparation isotopique de l’uranium. Il envisagea la séparation thermique, dont Klaus Clusius et Gerhard Dickel en Allemagne étaient les pionniers. Clusius (1903-1963) dirigeait l’Institut de Chimie-Physique de l’université de Munich où il menait des expériences sur l’eau lourde. Il y avait développé en 1938 avec son jeune collègue Gerhard Dickel un tube de séparation isotopique par diffusion thermique, avec lequel il avait séparé en 1939 les isotopes 35 et 37 du chlore (le chlore naturel est à 76% du chlore 35 et à 24% du chlore 36. La difficulté avec l’uranium est que la différence de masse entre l’hexafluorure d’uranium 235 et l’hexafluorure d’uranium 238 n’est que de 3/(238+6x19) = 0.0085, moins de 1%, alors qu’elle était de presque 6% pour le chlore. Une difficulté additionnelle était la corrosion prévisible due à un composé fluoré.

Diffusion thermique

Schéma de la séparation thermique

Frisch estima qu’un tube de séparation thermique de 150 cm de long et 3 cm de diamètre permettrait de séparer un milligramme d’uranium 235 par jour (sous forme gazeuse d’hexafluorure UF6). Une masse critique de l’ordre du kilo rendait tout à fait envisageable un programme nucléaire, nécessairement de grande ampleur, puisque Frisch envisageait hardiment 100 000 tubes de séparation thermique pour produire 100 g/jour, de quoi fabriquer une bombe (8 masses critiques = 5 kg d’uranium 235) par mois.

Imaginant que les Allemands étaient tout à fait capables d’effectuer le même calcul, ils en conclurent que le risque d’une bombe nucléaire nazie était tout à fait réel, et que la Grande-Bretagne se trouverait dans une situation désastreuse si elle n’en disposait pas elle aussi. Par conséquent, Frisch et Peierls rédigèrent en février 1940 un bref Mémorandum sur les propriétés d’une « super-bombe » radioactive esquissant les caractéristiques et les propriétés d’une arme nucléaire. La lettre qui accompagnait ce texte de 3 pages, adressée aux autorités britanniques via Mark Oliphant qui dirigeait le département de physique de l’université de Birmingham, constituait sans doute la première réflexion sur la dissuasion nucléaire. Cf. infra. Son impact fut énorme car il conduisit le gouvernement britannique, puis ensuite le gouvernement américain, à s’intéresser de très près à l’éventualité pratique d’une arme nucléaire.

Memorandum de Frisch et Peierls

Le début du Memorandum on the properties of a radioactive « super-bomb »

Dans leur mémorandum, Frisch et Peierls expliquaient que les neutrons rapides étaient nécessaires à une réaction explosive car ils calculaient que deux fissions par neutrons lents seraient séparés de 100 microsecondes (le libre parcours moyen divisé par la vitesse des neutrons thermiques) ce qui laisserait largement le temps au dispositif de se dilater, stoppant ainsi la réaction en chaîne. Avec des neutrons rapides, les fissions ne seraient séparées que de quelques nanosecondes, et la réaction en chaîne aurait le temps de se développer avant que le dispositif puisse réagir mécaniquement à l’afflux d’énergie. Frisch et Peierls notaient, à juste titre, que l’efficacité de la réaction n’atteindrait cependant pas 100%. Ils montrèrent qu’il faudrait assembler nettement plus d’une masse critique (sans doute 2 ou 3) car avec une seule, la réaction serait arrêtée dès le commencement. Ils estimèrent que le rendement serait de toute manière faible, et que même avec 5 kg d’uranium 235, il ne dépasserait pas 10%. Ils évaluèrent que la puissance d’une telle explosion serait malgré tout équivalente à dix mille tonnes de dynamite, ce qui suffisait à en faire une arme effroyable. Ils signalèrent qu’il faudrait assembler cette quantité de matière à partir de pièces sous-critiques, et que cet assemblage devrait se faire en moins d’un centième de seconde pour éviter un allumage prématuré en raison des neutrons toujours présents dans le rayonnement cosmique.

Enfin, ils notèrent qu’il n’existait aucun moyen de se protéger d’une telle arme, que la zone détruite s’étendrait sur plusieurs kilomètres carrés, et qu’elle serait très fortement irradiée et que la contamination durerait certainement plusieurs jours ce qui exigerait d’importantes mesures de protection. Enfin, ils soulignaient que tous ces résultats étaient facilement à la portée des physiciens allemands, et que s’ils parvenaient à construire une telle arme, la Grande-Bretagne serait désarmée si elle ne disposait pas d’une arme équivalente permettant une dissuasion.

Le Comité MAUD

Frisch et Peierls envoyèrent leur mémorandum à Mark Oliphant, qui le transmit dès mars à Henry Tizard qui dirigeait le Committee on the Scientific Survey of Air Defense, le plus important comité scientifique du Ministère de la Défense à l’époque. Les autorités britanniques réagirent immédiatement à la réception du mémorandum en lançant un programme de recherches sur de possibles travaux allemands. Elles furent averties par les Français des efforts allemands pour obtenir les stocks norvégiens d’eau lourde, et les services d’espionnage commencèrent à suivre les déplacements des principaux physiciens allemands, Clusius et Heisenberg en particulier. Les britanniques s’assurèrent de stocks d’oxyde d’uranium, et surtout ils mirent sur pied un comité chargé d’étudier la possibilité d’une « super-bombe », rassemblant sous la direction de G.P. Thomson Blackett, Chadwick, Cockroft, Moon et Oliphant. Mais pas Frisch ni Peierls, officiellement ressortissants d’un pays avec lequel la Grande-Bretagne était en guerre. Ce comité fut baptisé Comité MAUD en raison d’un quiproquo à la suite d’un message de Bohr demandant de saluer une certaine Miss Maud dans le Kent (qui avait été gouvernante de ses enfants).

Lors de sa première réunion, le 10 avril 1940, le comité MAUD décida de lancer un programme secret de recherches sur la séparation isotopique et sur la fission par neutrons rapides. Il demanda en particulier à Franz Simon, qui avait quitté l’Allemagne en juin 1933 et était un spécialiste reconnu de thermodynamique, d’examiner la possibilité de séparer les deux isotopes de l’uranium par diffusion gazeuse. Simon conclut en décembre 1940 que cette méthode était praticable, et il indiqua les coûts et les caractéristiques d’une usine de séparation gazeuse. Peierls admit qu’elle était plus efficace que la séparation par diffusion thermique, mais se posa le problème de la mise au point de parois poreuses résistantes à l’hexafluorure.

Diffusion gazeuse

Schéma de la séparation isotopique par diffusion gazeuse

Chadwick rassembla à Liverpool, où il était professeur, les recherches nucléaires fondamentales (Feather et Bretscher de Cambridge, et un groupe de Bristol), et William Hayworth à Birmingham obtint l’appui d’Imperial Chemical Industries (ICI) pour les recherches de chimie nécessaires.

En mars 1941, en prenant connaissance des toutes premières mesures de section efficace de fission de l’uranium 235 par neutrons rapides effectuées aux États-Unis (par Nier ou par Dunning ?), et transmises aux Britanniques, Peierls revit à la hausse la masse critique de l’uranium 235, l’estimant désormais à 9 kg. La commission MAUD rédigea sur le champ un rapport qui décrivait une bombe à uranium, mettait l’accent sur la diffusion gazeuse, et estimait qu’une bombe pourrait être prête à temps pour influer sur l’issue de la guerre. Geoffrey Ingram Taylor, le grand expert en hydrodynamique, estima le potentiel de destruction d’une telle bombe supérieur à plusieurs milliers de tonnes de TNT. Chadwick estima qu’une bombe nucléaire devenait inévitable.

Ce rapport fut envoyé aux États-Unis, où son destinataire, Lyman Briggs, directeur du Comité de l’Uranium, l’enterra dans son coffre-fort sans même mentionner son existence aux membres du Comité. Le Comité MAUD rédigea deux derniers rapports le 2 (ou le 15 ?) juillet 1941 avant de se séparer : le premier concernait une bombe et le second un réacteur.

Le premier décrivait une bombe avec précision et il traçait une route à suivre pour y parvenir. Il estimait à 12 kg la quantité nécessaire d’uranium 235, avec un tamper, un réflecteur de neutrons servant également à freiner l’expansion et à prolonger la réaction en chaîne. Il suggérait que, par sécurité, l’assemblage devrait se faire en envoyant deux fragments sous-critiques l’un vers l’autre au moyen d’un canon. La bombe complète pèserait une tonne, et son explosion serait aussi violente que celle de 1 800 tonnes de TNT. Le coût du programme était estimé à 95 millions de livres en suivant la voie de la séparation isotopique par diffusion gazeuse. Le Comité MAUD estimait que trois années seraient nécessaires avant d’aboutir (→ mi 1944), et il jugeait que ce délai lui permettrait d’avoir un impact sur la guerre en cours.

Rapport MAUD

La première page du rapport MAUD de juillet 1941

Le deuxième rapport examinait la possibilité d’obtenir de l’énergie grâce à un réacteur (ou un moteur) utilisant de l’uranium et de l’eau lourde, mais il estimait que cela ne déboucherait pas avant 1945, soit la fin de la guerre (délai pour obtenir assez d’eau lourde ?). Les auteurs du rapport n’étaient pas sûrs que l’on parvienne rapidement à réaliser dans l’uranium naturel une réaction en chaîne stabilisée, et ils suggéraient d’envoyer Halban et Kowarski aux États-Unis. Ils craignaient également qu’il se révèle difficile d’extraire en quantité suffisante le plutonium synthétisé, car on ne connaissait encore presque rien des propriétés physico-chimiques de ce nouvel élément. La voie du plutonium pour aboutir à une bombe paraissait bien plus incertaine que celle de l’uranium.

Envoyé immédiatement aux États-Unis, ce nouveau rapport fut à son tour enterré par Briggs au fond de son coffre, et il fallut que Marcus Oliphant, inquiet de n’en recevoir aucun écho de la part de ses collègues, traverse l’Atlantique fin août et en parle directement à Allison, Conant, Fermi, Lawrence et Compton. De son côté, Bush avait reçu dès le 14 juillet un compte-rendu des principales conclusions mais préféra attendre de le recevoir officiellement avant de prendre une décision. Finalement présenté à Roosevelt par Vannevar Bush le 9 octobre 1941, ce rapport joua un rôle important dans l’intensification brutale du programme américain à cette date.

Tube Alloys

Sans attendre, Churchill prit le 3 septembre 1941 la décision d’entreprendre la réalisation d’une bombe, sous le nom de code de Tube Alloys. Le programme avança lentement en raison de la situation militaire difficile du pays à ce moment, et du manque criant de ressources. Les travaux furent donc essentiellement théoriques. Un échange entre Peierls et Oppenheimer en septembre 1942 fit le point sur leurs travaux respectifs : Peierls y expliquait que les Britanniques s’efforçaient de mettre au point les méthodes qui seraient utiles quand les données expérimentales seraient disponibles. Il évoquait aussi les calculs de Frisch sur le rapprochement de masses sous critiques, ceux de Pryce puis de Dirac et Fuchs sur la dynamique de l’explosion, et les siens sur les effets de l’onde de choc de l’explosion dans l’atmosphère.

La coopération avec les États-Unis devint brusquement plus difficile à partir d’octobre 1942 quand les Américains décidèrent de limiter fortement les échanges d’informations avec les Britanniques (ce qui d’ailleurs freina leurs propres travaux sur la diffusion gazeuse). La coopération s’améliora lors de discussions avec Henry Stimson, Secrétaire à la Guerre de Roosevelt et un accord mis au point le 22 juillet 1943 fut secrètement signé par Churchill et Roosevelt le 19 août lors de la conférence de Québec. En échange de toutes leurs connaissances, les Britanniques seraient associés au programme Manhattan. En octobre, les principaux physiciens nucléaires britanniques (Chadwick, Frisch, Peierls, Fuchs, Penney, Taylor) partirent donc s’installer à Los Alamos où ils apportèrent beaucoup au programme Manhattan. La collaboration fut quelque peu à sens unique, les Américains ne transmettant quasiment aucune information essentielle aux Britanniques, et tous les développements industriels et commerciaux (et implicitement militaires) d’après guerre étant soumis, selon l’accord de Québec, à l’autorisation du président américain.

ZEEP

Le réacteur ZEEP avec des barres d’uranium plongées dans l’eau lourde, entourée d’un blindage de graphite, puis d’un blindage d’eau (absorbant les neutrons) et de béton.

En parallèle, d’autres physiciens sous la direction de Cockroft partirent rejoindre George Placzek (et son collaborateur George Volkoff) au Canada pour y développer un programme de réacteur nucléaire utilisant uranium naturel et eau lourde. Installés à Chalk River, ils aboutirent au réacteur ZEEP (Zero Energy Experimental Pile) d’une puissance de 250 W (une si faible puissance éliminait le besoin de refroidissement) qui divergea le 5 septembre 1945. Il rassemblait 9 tonnes d’eau lourde où étaient plongées des barres d’uranium (et des barres de contrôle). L’ensemble était protégé par un blindage d’eau et de graphite.

Lew Kowarski et Hans Halban participèrent à cette aventure avec d’autres Français expatriés comme Bertrand Goldschmidt et Jules Guéron. Ils furent par contre exclus du programme Manhattan, les Américains ayant refusé la proposition faite par Halban, début 1942, de créer un groupe franco-britannique à Chicago pour construire un réacteur à eau lourde parallèlement au réacteur à graphite que projetait Fermi. Les Américains mirent également leur veto à l’accord passé entre Halban et les Britanniques pour partager après la guerre leurs secrets nucléaires en échange des brevets Joliot. De retour en France en 1945, Kowarski fut un des piliers du CEA naissant, apportant toute son expérience à la construction du premier réacteur nucléaire français, ZOE (Zéro énergie, Oxyde d’uranium et Eau lourde),qui divergea le 15 décembre 1948. Halban, dont les relations avec ses collègues étaient devenues très difficiles, s’installa quant à lui en Grande- Bretagne. Quant aux Britanniques, ils durent lancer après guerre leur propre programme nucléaire quand ils furent exclus des secrets américains par la loi McMahon en août 1946.

Le programme soviétique

TImbre à l'effigie de Kourtchatov

Igor Kourtchatov (1903-1960)

La physique nucléaire soviétique

La physique nucléaire soviétique était très avancée en 1939, avec des Instituts à Léningrad, Moscou et Kharkov. Kourtchatov avait réalisé en 1937 le premier cyclotron construit hors des États- Unis, à l’Institut du Radium de Leningrad, fondé et dirigé depuis 1922 par le très influent géochimiste Vladimir Ivanovitch Vernadsky (1863-1945).

Après l’annonce de la fission, il consacra au nucléaire une part importante des activités de son laboratoire. Vitali Khlopin (cofondateur de l’Institut du Radium avec Vernadsky, il lui succéda en 1939) étudiait parallèlement les produits de fission. Le 10 avril, Georges Nicolaievitch Flerov (ou Flyorov, 1913-1990) et Lev Rusinov, deux jeunes physiciens du groupe de Kourtchatov, annoncèrent un nombre de neutrons secondaires de 3±1 (peu avant l’article de Joliot du 22 avril annonçant 3.5). Au Fiztekh de Leningrad, (dirigé par Abraham Fedorovitch Ioffe) Iakov Illitch Frenkel (1894-1952) élabora en mars-avril 1939 une théorie de la fission basée sur le modèle de la goutte liquide (parallèlement à celle de Bohr et Wheeler).

Zeldovitch

Yakov Borisovitch Zeldovitch (1914-1987) © Acad. Sc. Russie

Au cours de l’été 1939, Yakov Borisovitch Zeldovitch (1914-1987) lut l’article de Francis Perrin estimant la masse critique d’uranium et il en discuta avec Iouli Borisovitch Khariton (1904-1996) comme lui spécialiste des explosifs à l’Institut de Chimie-Physique de Leningrad. Ils effectuèrent alors des expériences sur la fission et étudièrent la possibilité de réactions en chaîne dans l’uranium naturel, par neutrons rapides d’abord puis par neutrons lents. Ils assistèrent aux séminaires du laboratoire de Kourtchatov pour se familiariser avec la physique nucléaire, et ils interprétèrent les résultats publiés par Joliot et par Fermi à la lumière de leur expertise des réactions en chaine en chimie pour conclure que l’eau ne serait pas un bon modérateur et conseiller l’eau lourde, ou l’enrichissement en uranium 235. Ils présentèrent leurs conclusions en octobre lors d’une conférence à Kharkov. Alexandre Illich Leipunskii (1900 ?-1973) y présenta la théorie de Bohr et Wheeler sur le rôle de l’uranium 235. La majorité des physiciens se montrait alors sceptique sur la possibilité pratique d’aboutir à une réaction en chaine divergente : Kapitsa estimait que les réactions nucléaires consommeraient plus d’énergie qu’elles n’en libéreraient, Ioffe (dans un rapport à l’Académie des Sciences en décembre) que les perspectives étaient très lointaines. Kourtchatov monta cependant des expériences sur la fission. C’est au cours de l’une d’elles que Flerov découvrit début 1940 la fission spontanée de l’uranium avec Konstantin Petrzakh (ils conduisirent même une expérience dans le métro de Moscou, à la station Dynamo, pour s’assurer que les rayons cosmiques n’en étaient pas la cause).

Leipunsky explora les conditions dans lesquelles un réacteur pourrait fonctionner, donnant une version de la « formule des quatre facteurs » et confirmant l’impossibilité de réactions en chaine avec de l’uranium modéré par l’eau. En août 1940, Kourtchatov, Khariton, Flerov et Rusinov proposèrent à l’Académie des sciences un programme de réacteur à eau lourde, Khariton ayant calculé que 2.5 tonnes d’oxyde d’uranium et 15 tonnes d’eau lourde devraient suffire. Mais rien de cela n’était alors disponible en URSS.

En novembre 1940, Kourtchatov exposa à Moscou lors d’une conférence de physique nucléaire les possibilités d’un réacteur nucléaire et d’une bombe à l’uranium. Mais il n’y eut que des travaux de recherche pure pendant les années suivantes en raison du conflit avec l’Allemagne qui mobilisa toutes les ressources disponibles en URSS.

Khariton Khariton

Iouli Khariton(1904-1996) (© Acad. Sc. Russie) et un timbre russe en son honneur montrant en arrière-plan RDS-1, la première bombe soviétique

Jusqu’à l’entrée en guerre de l’URSS, les physiciens soviétiques n’avaient pas alerté leur gouvernement sur les possibilités du nucléaire, en particulier militaire, et ils avaient continué à publier leurs résultats sans restriction. Une Commission sur l’Uranium présidée par Khlopin fut cependant créée le 30 juillet 1940 à l’Académie des Sciences, l’organe qui dirigeait la recherche scientifique en URSS, à la suite d’un mémorandum de Vernadsky, qui venait de laisser à Khlopin la direction de l’Institut du Radium de Leningrad.

Virage vers une arme nucléaire

La Pravda, publiant le 13 octobre 1941 un compte-rendu d’une conférence tenue la veille à Moscou, cita une déclaration de Kapitsa « Des calculs théoriques montrent que […] une bombe atomique, même de petite taille, pourrait détruire une grande capitale de plusieurs millions de personnes. ». Flerov servait alors comme lieutenant ingénieur sur une base aérienne près de Voronej et, ayant lut la déclaration de Kapitsa, reprit contact avec ses anciens collègues. Frappé par le silence entourant sa propre découverte de la fission spontanée dans les revues américaines, il se rendit compte qu’aucun résultat récent de physique nucléaire n’y figurait. En avril 1942, il écrivit une lettre à Staline pour attirer son attention sur ce fait, qu’il interprétait comme le résultat d’une censure militaire autour de projets nucléaires américains. Il exposait dans sa lettre le principe d’une arme nucléaire et il suggérait le lancement rapide d’un programme nucléaire soviétique. En mai, Lavrenti Pavlovitch Beria, chef du NKVD (Commissariat du peuple aux Affaires intérieures) confirma les dires de Flerov en communiquant à Staline un rapport du NKVD (daté de mars 1942) synthétisant les renseignements fournis par les réseaux d’espionnage soviétiques en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Allemagne. Le NKVD était également en charge de l’espionnage extérieur, en rivalité avec les services de renseignement de l’armée. Il était assez bien informé des travaux de la Commission MAUD, mais il ne disposait pas de physiciens capables de comprendre la teneur de ces rapports très techniques et il n’avait pas vraiment donné suite. La lettre de Flerov était beaucoup plus claire et explicite.

Flerov

Georgi Nicolaievitch Flerov (1913-1990)

Staline, après avoir consulté les principaux physiciens soviétiques pendant l’été, donna le 28 septembre son feu vert à un programme nucléaire militaire, malgré la situation critique du pays. L’effort d’espionnage à destination des États-Unis, ainsi que de la Grande-Bretagne, fut fortement intensifié (programme Enormoz). Le choix du responsable scientifique fut difficile : Ioffe, Kapitsa ou Khlopin étaient les choix naturels, mais ils manifestèrent peu d’enthousiasme à réaliser une arme sous le contrôle étroit du NKVD.

Kourtchatov

Igor Kourtchatov fut finalement choisi comme directeur du programme nucléaire le 11 février 1943. Il se plongea dans tous les documents rassemblés par le NKVD, dont des copies de documents britanniques des années 1940-1941 sur les réactions en chaîne utilisant l’eau lourde comme modérateur (en particulier les travaux de Halban et de Kowarski). Il établit rapidement un premier programme détaillé prévoyant en parallèle la construction d’un réacteur et la réalisation d’une bombe à l’uranium 235 (dont il n’avait pas le moindre échantillon). Il comptait parvenir à une arme dans un délai de 10 à 15 ans. Le 10 mars était créé à Moscou un Institut de physique nucléaire (sous le nom discret de Laboratoire N°2, devenu aujourd’hui l’Institut Kourtchatov) dont Kourtchatov fut nommé directeur le 12 avril. Un Laboratoire N°3 fut créé peu après pour mener les recherches théoriques (la question demeure ouverte de savoir si l’Unité N°1 était le Kremlin ou la Loubianka, siège du NKVD).

Kourtchatov Kourtchatov Kourtchatov

Igor Vassilievitch Kourtchatov (1903-1960), « La Barbe » et sans elle: Kourtchatov avait juré de ne pas se raser la barbe avant la réussite du programme.

Le NKVD obtint en avril une copie du rapport final établi par la commission MAUD en juillet 1941, qui apprit à Kourtchatov la possibilité d’utiliser le plutonium pour réaliser une bombe (bien que ce rapport l’ait envisagée comme une éventualité plus lointaine que l’uranium). En mai 1943, il prit connaissance de documents américains des années 1941-1942 qui décrivaient les travaux de Fermi à Columbia sur une pile uranium- graphite, avant la réalisation de la première à Chicago. Cela lui permit de gagner beaucoup de temps, sachant ce qui avait bien marché et évitant les impasses. Le nombre et la diversité des documents rassemblés par le NKVD conduisit Kourtchatov à demander l’autorisation de les communiquer à d’autres physiciens et Abraham Ioffe, Abraham Isaakovitch Alikhanov (1904-1970), Isaak Konstantinovitch Kikoine (1908-1984) puis Lev Andreïevitch Artsimovitch (1909-1973), Iouli Khariton, Kirill Chtchelkine s’ajoutèrent au groupe des physiciens « sûrs » et chargés de diriger des recherches chacun sur un point précis du programme.

Artsimovitch Joliot et al. Alikhanov

A.A. Artsimovitch Groupe: F. Joliot, I.V. Kourtchatov, X, L. Artsimovitch et A.I. Alikhanov ©AIP A.I. Alikhanov

Kourtchatov monta un programme tous azimuts

Il prit personnellement en charge la réalisation du réacteur uranium-graphite destiné à la production de plutonium, Alikhanov se chargea du réacteur à eau lourde, Kikoine de la séparation isotopique de l’uranium 235, Artsimovitch se focalisant sur la séparation électromagnétique. Khariton eut la charge de la bombe à uranium et Chtchelkine de celle à plutonium. Le manque de gisements d’uranium sur le territoire de l’URSS fut un frein puissant au programme, le Laboratoire N°2 ne disposant que de quelques kilos presque jusqu’à la fin de la guerre.

En août 1944, le cyclotron de Léningrad, réparé, permit de produire une petite quantité de plutonium, permettant aux physiciens soviétiques d’en étudier les propriétés. En novembre, ils disposèrent de petites quantités d’uranium métallique, mais les mines de Joachimsthal et les usines Auer d’Oranienburg furent bombardées par les Américains peu avant la fin de la guerre, précisément pour empêcher les Soviétiques de récupérer l’uranium. Le NKVD suivait de près l’Armée Rouge en Allemagne pour capter le maximum d’informations, de personnels et de matériel du programme nucléaire allemand. Flerov, Kikoine, Khariton et Artsimovitch participèrent à cette quête, et ils rencontrèrent ainsi Nikolaus Riehl. Ils purent ensuit émettre la main sur une centaine de tonnes d’oxyde d’uranium e tune dizaine de tonnes d’uranium métallique. Riehl partit ensuite en URSS, avec d’autres physiciens allemands comme Ardenne et Hertz, collaborer au programme nucléaire soviétique. En mars 1945, Kourtchatov fut informé de la méthode d’implosion retenue à Los Alamos pour la bombe au plutonium, et il prit conscience de l’avance considérable des Américains. Il en informa Staline, en imputant le retard soviétique au manque de soutien du gouvernement.

Programme d’urgence vers une bombe

Mais Staline demeurait méfiant. Son attitude changea après Hiroshima : il accorda alors des moyens illimités et une priorité absolue aux physiciens. Il s’agissait désormais de bâtir une industrie nucléaire quasiment à partir de zéro. Un modèle de cette industrie leur fut donné par le rapport Smyth Atomic Energy for Military Purposes, publié par le gouvernement américain en août 1945 qui décrivait en détail tout l’effort industriel mené au cours du programme Manhattan (mais bien sûr en gardant secrètes les informations essentielles). Le 20 août 1945, Staline créa une sorte de « politburo atomique » (selon le mot de Jaurès Medvedev) qui rassemblait sous la présidence de Beria politiques et scientifiques et disposait de pouvoirs exceptionnels pour diriger tous les usages de l’énergie nucléaire. Dès la fin de l’année 1945, près de 250 000 personnes travaillaient directement ou indirectement pour lui (dont une majorité de prisonniers du Goulag), et ce nombre s’éleva à près de 700 000 en 1950.

Kapitsa

P. Kapitsa en 1940

Par prudence, Beria insista très fortement pour que Kourtchatov et son équipe copient dans toute la mesure du possible les solutions américaines, bien que les physiciens aient à plusieurs reprises proposé des solutions techniquement supérieures. Kapitsa écrivit en octobre 1945 à Staline pour critiquer la manière dont Beria supervisait le programme, et il se retrouva assigné à résidence jusqu’à la mort de Beria en 1953 (il était trop important pour être fusillé). Un complexe de laboratoires de recherche (l’ « Installation » ou le « Bureau de construction N°11, KB-11) fut établi le 13 avril 1946 à Sarov (à 130 km au sud de Nijni- Novgorod, à l’époque Gorki) sous la direction de Iouli Khariton pour réaliser les bombes. Le site reçu le nom de code d’Arzamas-60 (car à 60 km de la ville d’Arzamas) puis d’Arzamas-16 ou plus plaisamment "Los Arzamas" car il était l’équivalent soviétique de Los Alamos (Sarov est d’ailleurs jumelée avec Los Alamos depuis 1993). Deux autres « villes atomiques » furent bâties dans la région de Sverdlovsk sous la direction de Kikoine et d’Artsimovitch pour la séparation isotopique.

Le premier réacteur expérimental, F-1 (Fyzikh 1) fut mis en route le 25 décembre 1946 au Laboratoire N°2 à Moscou. Il fut le premier réacteur nucléaire à fonctionner en Europe. Il utilisait 40 tonnes d’uranium et du graphite comme modérateur et avait une puissance de 10 W (portée ensuite à 12 kW). C’était une copie du réacteur 305 de Hanford (le HTR qui servait au test des matériaux pour les réacteurs de production?) et il était toujours en fonctionnement à la fin des années 1990, avec le même uranium.

Réacteur soviétique F-1

Le réacteur F-1 au Laboratoire N°2 (Institut Kourtchatov) à Moscou ©WeaponsArchives

Le premier réacteur de production, opérationnel à Mayak — ou Tcheliabinsk-40 — dans l’Oural en juillet 1948, fut une copie du réacteur B de Hanford. Il utilisait tout l’uranium alors disponible en URSS (même des blocs défectueux qui causèrent des accidents). Pour aller plus vite, l’extraction du plutonium se fit sans attendre la désintégration des éléments les plus actifs. De nombreux travailleurs (surtout des jeunes femmes) furent irradiés, et la rivière Tetcha, un affluent de l’Ob qui traversait l’usine, fut fortement contaminée sur des dizaines de kilomètres. Quant à RDS-1, la première bombe au plutonium qui explosa à Semipalatinsk, au Kazakstan, le 29 août 1949, c’était une copie de Fat Man, la bombe employée à Nagasaki.

RDS-1 Première explosion nucléaire soviétique

Une copie de la première bombe nucléaire soviétique, RDS-1 ou Premier éclair (Первая молния, Pervaya molniya) qui explosa le 29 août 1949 à Semipalatinsk, au Kazakhstan. © Wikipedia

Le bombardier Tupolev Tu-4 était lui-même une copie (presque) à l’identique du bombardier Boeing B-29.

Tupolev Tu-4

Un Tupolev Tu-4 survivant, au musée de Monino, près de Moscou © Wikipedia

En parallèle, les Soviétiques se lancèrent dans une course aux armes thermonucléaires, sous la direction de Yakov Zeldovitch, Igor Tamm, Andrei Sakharov et Vassili Ginzburg. Cela devint la priorité majeure après le test de 1949. Mais ceci est une autre histoire…

Sakharov

Andrei Dmitrievitch Sakharov (1921-1989) en 1943. Il ne participa au programme nucléaire qu’à partir de 1948 © Wikipedia

Le programme nucléaire japonais

La physique nucléaire avait au Japon une longue histoire, remontant au moins à Hantaro Nagaoka qui avait proposé dès 1904 un modèle planétaire pour l’atome. De nombreux physiciens japonais avaient travaillé en Europe et aux États-Unis.

Nishina

Yoshio Nishina (1890-1951), physicien de grande classe et très proche de Niels Bohr et d’Albert Einstein, avait travaillé de 1921 à 1929 à Cambridge au Cavendish, à Göttingen (formule de Klein-Nishina pour l’effet Compton) et à Copenhague avec Bohr. Il était retourné au Japon en 1929 et depuis 1931, il dirigeait son propre laboratoire au Riken où il eut Yukawa et Tomonaga parmi ses étudiants. Le Riken (理化学研究所 Rikagaku Kenkyusho, Institut de recherche en physique et en chimie) avait été créé à Tokyo en 1917 comme centre de recherches privé, financé par une association d’industriels, le gouvernement et la Maison impériale. En 1927, le Riken fut associé à un consortium d’entreprises (zaibatsu) qui finançaient les recherches et exploitaient les découvertes (63 entreprises et 121 usines en 1939, dont d’ailleurs la furure Ricoh). Nishina avait construit en 1936 un premier cyclotron de 70 cm de diamètre sur le modèle du « 27 pouces » de Lawrence à Berkeley, et il avait entrepris en 1937 la construction d’un second, de 1.5 m de diamètre et doté d’un aimant de 220 t.

Yoshio Nishina ©AIP


À Tokyo, Nishina s’inquiéta très vite du risque de voir un jour une arme nucléaire menacer le Japon, et il prit contact avec l’Armée. Le général Takeoff Yasuda, directeur de l’Institut Technique de l’Aéronautique, demanda en avril 1940 un rapport à son adjoint, le lieutenant-colonel Tatsusaburo Suzuki, sur les possibilités nucléaires au Japon. Remis en octobre, le rapport concluait à l’existence de réserves d’uranium en Chine et en Birmanie et à la possibilité d’une arme, mais à long terme. En avril 1941 l’Armée approuva un programme de recherche en vue d’une bombe nucléaire et le programme démarra en juillet sous la direction de Nishina. Mais les moyens demeurèrent limités, surtout après Pearl Harbor. Différentes possibilités de séparation isotopiques furent brièvement explorées (diffusion thermique, diffusion gazeuse, centrifuge) et l’équipe de Nishina modifia le cyclotron en spectromètre de masse pour séparer électromagnétiquement l’uranium 235 de l’uranium 238 (Lawrence fit exactement la même chose à Berkeley) mais il ne semble pas qu’elle soit arrivée à isoler plus de quelques milligrammes d’uranium 235 avant la fin de la guerre. Il n’est pas certain que les physiciens japonais aient pris clairement conscience des différences entre un réacteur et une bombe, et du rôle crucial des neutrons rapides dans cette dernière.

Cyclotron japonais

Le deuxième cyclotron japonais (vers 1937)

D’autres laboratoires de physique nucléaire existaient au Japon, en particulier à l’université de Kyoto sous la direction de Bunsaku Arakatsu, un élève d’Einstein. Hideki Yukawa s’y trouvait (il rejoignit le Riken en 1940), ainsi que Tokutaro Hagiwara qui publia en octobre 1939, dans la Revue japonaise de Chimie-Physique, une nouvelle estimation (2.6) du nombre de neutrons rapides produits par fission par neutrons thermiques de l’uranium. Hagiwara était parfaitement conscient de l’impact de ce résultat, puisqu’il évoquait la « possibilité d’un processus cumulatif de chaînes de transmutations exo-énergétiques ». Il explora les possibilités ouvertes par la fission, exposant en mai 1941 la possibilité d’une bombe à l’uranium 235 et indiquant l’importance de parvenir à une séparation isotopique efficace, avant d’être sans doute le premier à imaginer qu’une telle bombe puisse allumer une réaction de fusion thermonucléaire de puissance illimitée.

La Marine Impériale, de longue date rivale de l’Armée, ne pouvait demeurer en reste, et fin 1942 elle subventionna elle aussi des recherches au Riken, tout en lança un programme parallèle à Kyoto sous la direction du professeur Arakatsu. Son objectif premier était la réalisation d’un générateur électrique et d’un moteur naval pour réduire la dépendance du Japon vis-à-vis du pétrole, en utilisant de l’uranium enrichi. Pour cela un projet de séparation isotopique par centrifugation fut entrepris, mais il ne progressa pas beaucoup avant la fin de la guerre. Début 1943, la Marine organisa pendant trois mois un vaste colloque rassemblant tous les physiciens engagés sur des projets nucléaires pour faire le point. Il apparut que la réalisation d’une bombe nécessiterait des centaines de tonnes de minerai d’uranium, une capacité électrique considérable et la moitié de la production de cuivre du Japon. Il sembla également aux scientifiques comme aux militaires présents que ni l’Allemagne ni les États-Unis ne pourraient consacrer l’immense effort industriel nécessaire à la production d’une bombe sans affaiblir excessivement leurs forces. La Marine choisit par conséquent de consacrer l’essentiel de ses ressources au radar plutôt qu’au nucléaire. L’une de ses branches décida malgré tout de soutenir les recherches nucléaires et elle finança en 1943 la construction d’un cyclotron à l’université de Kyoto.

Propagande japonaise

Affiche japonaise de propagande célébrant en 1943 les forces de l’Axe

Parallèlement, le Riken conçut une colonne de diffusion thermique, procédé que Nishina considérait comme la méthode la plus pratique à grande échelle dans les conditions du Japon en guerre. Le projet, lancé en mars 1943 sous la direction de Tadashi Takeshima avança lentement, rencontrant les pires difficultés techniques (tubulures corrodées par l’hexafluorure d’uranium, électronique défaillante, etc.).

Diffusion thermique

Colonne de séparation par diffusion thermique décrite en octobre 1941 par Kenzo Hiroya dans un article du Bulletin de la Société Chimique du Japon

À la suite de rapports d’espionnage mentionnant des rumeurs de construction de grandes usines secrètes, les militaires s’inquiétèrent auprès des physiciens. Le 2 juillet 1943, Nishina rapportait que ses propres études indiquaient qu’une bombe était réalisable avec une dizaine de kilos d’uranium 235, et que ses travaux progressaient sur l’enrichissement. Il prévoyait cependant plusieurs années avant de parvenir à une arme utilisable. Les études sur la conception même d’une arme nucléaire n’allèrent d’ailleurs jamais très loin. En février 1944, Nishina annonça à l’Armée les retards du programme : la séparation électromagnétique était peu efficace, et la diffusion thermique se heurtait à de graves problèmes avec l’hexafluorure d’uranium extrêmement corrosif. L’installation prototype ne fonctionna pas avant la fin de 1944, et encore de façon chaotique. Les recherches étaient, semble-t-il, assez peu coordonnées au Riken. Des chercheurs expérimentés passèrent à d’autres travaux sans leur transmettre leurs connaissances à leurs jeunes successeurs. Certains travaux furent dupliqués dans l’ignorance réciproque des recherches. La situation n’avait guère progressé à la fin de l’année 1944, Nishina rapportant le 17 novembre que la moitié de l’hexafluorure était perdu par des fuites, et qu’il ne disposait toujours pas de l’électronique de puissance nécessaire au fonctionnement correct du cyclotron. Le 13 avril 1945, un bombardement américain visant l’Arsenal proche détruisit le Riken et anéantit l’installation de séparation isotopique.

Rapport nucléaire japonais

Rapport sur l’avancement du programme nucléaire japonais (1944)

Quand l’évolution de la guerre se révéla défavorable pour le Japon, les efforts se tournèrent à nouveau vers la réalisation d’une arme. Un projet de centrifugeuse fut entrepris pour effectuer la séparation isotopique. Quand les bombardements aériens menacèrent les installations au Japon au début de l’année 1945, elles furent déplacées — selon certaines sources non confirmées — à Hungnam dans le nord de la Corée (alors colonie japonaise). Mais ni le temps ni les moyens n’étaient au rendez-vous, et le programme n’aboutit à rien avant la fin de la guerre.

Après le bombardement nucléaire sur Hiroshima le 6 août 1945, Nishina s’y rendit le 8 puis Arakatsu le 10, et ils conclurent tous les deux, au vu de l’étendue et de la nature des destructions, qu’elles résultaient bien d’une bombe nucléaire. Le gouvernement leur demanda alors s’il existait une possibilité que le Japon en fabrique une en quelques mois, mais le bombardement de Nagasaki indiqua que la bombe d’Hiroshima n’était pas un exemplaire unique. L’armée américaine détruisit à son arrivée toutes les installations japonaises pouvant servir à des recherches nucléaires, même pacifiques comme les cyclotrons jetés à la mer dans la baie de Tokyo. Cet acte joua un rôle important dans l’effort mené aux États-Unis pour retirer à l’Armée le contrôle du nucléaire.

Uranverein: le programme nucléaire allemand

Paradoxe :

Explications ? Sabotage délibéré des physiciens allemands pour freiner la réalisation d’une arme décisive pour Hitler (thèse soutenue, après la guerre, par Heisenberg). Ou incompétence majeure de ces physiciens (thèse soutenue, après la guerre, par Goudsmit)

Les physiciens nucléaires et les radiochimistes allemands n’étaient évidemment pas restés inactifs après la découverte de Hahn et Strassmann, publiée le 16 janvier 1939. Il est cependant un peu étonnant que Hahn n’ait parlé à personne d’autre que Lise Meitner de sa découverte, pas même à Siegfried Flügge (1912-1997) qui était depuis 1937 son assistant au KWIC (Kaiser Wilhelm Institut für Chemie) après avoir été celui de Heisenberg à Leipzig, et était le théoricien de son équipe, donc la personne a priori la plus à même d’interpréter ses résultats. Il n’en parla pas non plus à Gottfried von Droste (1908-1992) qui avait été l’assistant (Mitarbeiter) de Meitner au KWIC, mais celui-ci était membre du parti nazi, ni à Carl Friedrich von Weizsäcker, brillant théoricien qui se trouvait tout près au KWIP (Kaiser Wilhelm Institut für Physik). Tous l’apprirent en lisant l’article de Hahn et Strassmann, mais ils réagirent rapidement.

Dès le 22 janvier (avant donc la parution de l’interprétation par Meitner et Frisch de ces résultats comme une fission), Droste et Flügge publiaient dans le Zeitschrift für Physikalische Chemie un article attirant l’attention sur l’énergie que devait libérer la production de baryum par rupture de l’uranium. Peu après, Droste remarquait que l’énergie totale des fragments identifiés était plus faible que l’énergie libérée par la rupture, et il suggérait que l’énergie manquante était sans doute emportée par des neutrons libres. Il monta une expérience avec une chambre d’ionisation remplie d’hélium et observa la présence de neutrons rapides à proximité d’oxyde d’uranium irradié par des neutrons. Avec Hermann Reddeman, il estima le nombre de neutrons secondaires à un ou deux par fission (article publié le 7 mai dans Naturwissenschaften) confirmant, plus ou moins, les résultats de Joliot et son équipe.

Le 1° Uranverein

À la suite de l’article de Joliot paru le 22 avril 1939 dans la revue Nature établissant la possibilité d’une réaction de fission en chaîne, une conférence secrète fut réunie dès le 29 avril au Ministère de l’Éducation, à Berlin. Sous la présidence d’Abraham Esau, elle rassemblait la fine fleur des physiciens nucléaires allemands (essentiellement des expérimentateurs comme Walther Bothe, Robert Döpel, Hans Geiger, Wolfgang Gentner, Wilhelm Hanle, Gerhard Hoffmann, Georg Joos) pour examiner la faisabilité d’un réacteur nucléaire (Uranbrenner ou Uranmaschine), ainsi que l’éventualité d’une bombe nucléaire. Un embargo fut décidé par le gouvernement sur les exportations de radium et d’uranium. L’Uranverein, un petit groupe de travail informel animé par Joos et Hanle, se réunit jusqu’en août à Göttingen sur ce thème, sous l’égide du Conseil de la Recherche (Reichforschungsrat).

Paul Harteck (1902-1985) avait parallèlement envoyé, dès le 24 avril, une lettre au Ministère de la Guerre pour attirer son attention sur les applications militaires d’une réaction en chaîne, lettre transmise à Kurt Diebner (1905-1964), physicien de formation et conseiller scientifique du Heereswaffenamt, le Bureau des Munitions au ministère, et à Hans Geiger. Harteck indiquait qu’un explosif basé sur la fission de l’uranium aurait une puissance « de plusieurs ordres de grandeur plus efficace que les actuels » et que « le premier pays qui en ferait usage aurait un avantage insurpassable sur les autres. » Chimiste de formation, Harteck avait travaillé avec Rutherford en 1933, et il dirigeait alors le Département de Chimie-Physique de l’université de Hambourg. Il n’avait aucune sympathie particulière pour le nazisme, mais il était patriote et surtout il vit dans la fission une façon d’obtenir les gros moyens qui lui faisaient défaut pour ses recherches (comme il le reconnut en 1967 lors d’un interview).

Paul Harteck Paul Harteck (1902-1985) ©DoE

Le 9 juin, Flügge publia dans Naturwissenschaften (27-402) un article très remarqué « Kann der Energieinhalt der Atomkerne technisch nutzbar gemacht werden ? » (Le contenu énergétique des noyaux atomiques peut-il être techniquement utilisé ?). Flügge esquissa une théorie de la diffusion des neutrons dans le cadre d’une réaction en chaîne, et il l’utilisa pour calculer la masse critique d’uranium (naturel). Il assurait que la fission de 4 tonnes d’uranium fournirait autant d’énergie que toutes les centrales à charbon d’Allemagne en onze ans. Mais il expliquait aussi que la fission d’un mètre cube d’uranium métallique en 100 µs conduirait à « une explosion extraordinairement violente ». L’article de Flügge ne passa pas inaperçu de l’autre côté de la Manche et de l’Atlantique, persuadant les physiciens que l’Allemagne allait s’engager dans un vaste programme nucléaire. Flügge en publia même une version pour le grand public dans le quotidien Deutsche Allgemeine Zeitung : « Die Ausnutzung der Atomenergie. Vom Laboratoriumsversuch zur Uranmaschine » (L’utilisation de l’énergie atomique, de la recherche de laboratoire à la machine à uranium). Après la guerre, Flügge fut pendant près de 30 ans le directeur de rédaction du Handbuch der Physik.

Nikolaus Riehl (1901-1990), directeur technique de la société Auer et ancien élève de Hahn et Meitner, y vit une occasion de développement de sa société spécialisée dans les terres rares et les composés d’uranium et de thorium, et il se lança dans la production d’oxyde d’uranium purifié avec l’appui de l’Armée. Riehl devait passer dix ans en URSS après la fin de la guerre, où il fut l’un des architectes de la bombe soviétique (il reçut le prix Staline pour cela en 1949).

De son côté, Heisenberg passa une partie de l’été aux États-Unis pour des conférences, et il rencontra à cette occasion nombre de ses collègues physiciens nucléaires. Il rencontra Compton à Chicago, où se tenait une conférence internationale sur les rayons cosmiques (un de ses principaux sujets d’étude ces années-là). À Rochester, Weisskopf le pressa de rester, appuyé par Bethe venu de Cornell à cette occasion. Wigner lui suggéra fortement de s’installer à Princeton et Rabi d’accepter le poste que Columbia lui offrait depuis 1937. Il discuta ensuite des possibilités de réacteur et de bombe nucléaire avec Fermi qui donnait un cours d’été à Ann Arbor. Ils s’accordèrent sur le caractère à long terme de ces perspectives. Fermi lui aussi pressa vivement Heisenberg de rester, mais celui-ci préféra retourner en Allemagne début août 1939, par patriotisme et pour aider ses collègues restés en place. Bothe avait lui aussi passé l’été aux États-Unis pour la conférence et rendu visite à Lawrence à Berkeley examiner les cyclotrons (son élève Gentner y était en stage).

Le 2° Uranverein

La publication de l’article de Flügge avait suscité un vif intérêt de la part de l’armée. Celle de l’article de Bohr et Wheeler le 31 août, indiquant l’importance cruciale de l’isotope 235 de l’uranium, conduisit dès le 1° septembre (le jour du début de la guerre en Europe) à la formation d’un nouvel Uranverein. Kurt Diebner (1905-1964), conseiller scientifique du Ministère de la Guerre, réunit une conférence le 16 septembre, puis une nouvelle dès le 26 où un programme d’études nucléaires fut officiellement lancé par l’Armée sous la direction de Diebner. Trois axes de recherche furent envisagés :

Diebner Kurt Diebner (1905-1964) ©DoE

La réalisation d’une bombe paraissait incertaine mais, comme Hans Geiger le dit en conclusion : « Messieurs, s’il est possible de la faire, il faut la faire. » Pour aboutir rapidement à une réaction en chaîne entretenue, Harteck défendit l’option uranium naturel et eau lourde, plus simple et plus rapide à mettre en œuvre que l’option uranium enrichi et eau légère. Une répartition des tâches fut alors décidée : Harteck prenait en charge l’étude de la séparation isotopique, Heisenberg les aspects théoriques tandis que Bagge devait mesurer les sections efficaces d’absorption des neutrons par le deutérium pour estimer l’efficacité de l’eau lourde comme modérateur. Erich Bagge (1912-1996) était un élève de Heisenberg et son assistant au KWIP, avant de devenir l’adjoint de Diebner et de s’occuper essentiellement de séparation isotopique pendant la guerre.

Le directeur du KWIP (Kaiser Wilhelm Institut für Physik), le néerlandais Peter Debye (1884-1966) reçut un ultimatum : prendre la nationalité allemande et participer à l’effort de guerre, ou céder la place. Debye partit à la fin de l’année comme professeur invité à Cornell, officiellement à titre temporaire mais il y resta jusqu’à la fin de sa vie (sa femme le rejoignit en décembre 1940). Ses collègues américains surent alors que l’Armée avait pris le contrôle du KWIP, ce qui ne pouvait que signifier un programme nucléaire militaire. Le journaliste William Laurence interviewa Debye peu après son arrivée à Cornell, le 28 avril 1940, ce qui le confirma dans l’idée qu’il avait depuis février 1939 que la fission pouvait conduire à une bombe, et que les Allemands tenteraient d’en réaliser une : il raconta cela sur 7 colonnes à la une dans le New York Times du dimanche 5 mai 1940.

Debye Peter Debye (1884-1966)

New York Times 1940New York Times, 5 mai 1940

Le 5 octobre, Diebner prit la direction effective du KWIP qui fut placé sous contrôle militaire et chapeauta les recherches nucléaires de Heisenberg et de Hahn. Heisenberg n’avait que mépris pour Diebner qu’il ne considérait pas comme un physicien (malgré son doctorat de physique) et leurs relations s’envenimèrent très vite. Une partie du KWIP resta toutefois sous le contrôle de la Kaiser Wilhelm Gesellschaft, en particulier le laboratoire de Max von Laue. L’Uranverein rassembla — d’une façon très floue — une soixantaine de physiciens, allant de membres du parti nazi comme Diebner ou Bagge à des antinazis comme Laue ou Gentner, en passant par des intermédiaires comme Heisenberg, Weizsäcker, ou Hahn. Celui-ci, qui dirigeait le KWI für Chemie, demeura très réticent devant le programme nucléaire allemand, estimant qu’une bombe nucléaire serait trop dangereuse entre les mains d’Hitler, et il réalisa très vite les dangers d’une course aux armements. Pendant toute la durée de la guerre, Hahn ne fit que des études purement scientifiques de radiochimie.

Les relations entre les divers membres de l’Uranverein furent rarement chaleureuses. Heisenberg s’entendit très mal avec Harteck, avec Bothe et encore plus avec Diebner. Les rivalités entre physiciens et chimistes, théoriciens et expérimentateurs, scientifiques et ingénieurs empoisonnèrent l’ambiance du programme nucléaire pendant toute la durée de la guerre.

Les principales équipes du programme nucléaire allemand

soit à peine une centaine de personnes impliquées, et de plus extrêmement dispersées à travers tout le territoire.

Les conceptions de Heisenberg

Heisenberg se plongea dans la littérature disponible, s’appuyant essentiellement sur les travaux de Joliot, Bohr, Fermi et leurs collaborateurs. Il ne semble pas avoir eu connaissance de l’article sur la masse critique de Peierls du 14 juin (publié en octobre 1939). Le 6 décembre 1939, Heisenberg présenta à l’Armée un long rapport « La possibilité d’une production technique d’énergie à partir de la fission de l’uranium » (G-39 dans la nomenclature des rapports allemands effectuée après guerre par les Américains), suivi d’un deuxième (G- 40) le 29 février 1940. Il expliquait : « La méthode la plus sûre de fabriquer une machine adaptée à ce but est d’enrichir l’uranium en isotope 235. Plus il est enrichi et plus la machine peut être petite. […] C’est aussi la seule façon de faire des explosifs dont la puissance dépasse de plusieurs ordres de grandeur les plus puissants connus. Pour produire de l’énergie, on peut également utiliser de l’uranium non enrichi avec une autre substance qui ralentit les neutrons de l’uranium sans les absorber. »

☞ Ses conclusions sur l’Uranmaschine :

Rapport de Heisenberg 1940

Il concluait à la possibilité d’un réacteur basé sur la fission par neutrons lents de l’uranium naturel, et utilisant comme modérateur l’eau lourde ou le carbone sous forme de graphite. L’eau légère absorberait probablement trop de neutrons et un réacteur l’utilisant comme modérateur devrait probablement exiger de l’uranium enrichi en uranium 235 (ce qui est exact). En écrivant l’équation de diffusion des neutrons, il développa les travaux de Flügge et il calcula à peu près correctement la masse d’uranium naturel nécessaire pour un réacteur, ainsi qu’une estimation de la masse nécessaire avec un peu d’uranium enrichi.

Heisenberg se convainquit qu’un réacteur serait auto-stabilisé, l’augmentation du taux de réaction entrainant une élévation de température, amenant un élargissement Doppler des résonances de capture neutronique de l’uranium 238, d’où une réduction du flux de neutrons et donc une diminution du taux de réaction, accentuée par la dilatation du cœur et la réduction corrélative de sa densité. Szilárd eut la même idée en février 1940, mais il montra que ce mécanisme ne suffisait généralement pas à assurer la stabilité et que des barres d’un absorbant comme le cadmium étaient indispensables (les réacteurs allemands n’en disposèrent jamais). Les Allemands ne réalisèrent pas non plus le rôle crucial des neutrons retardés pour piloter un réacteur : grâce à eux, l’échelle de temps est de l’ordre de la seconde et non de la milliseconde.

Heisenberg

Werner Heisenberg (1901-1976)

Dans une remarque incidente, après son argument sur l’auto-stabilisation d’un réacteur, Heisenberg indiquait qu’une instabilité conduisant réaction explosive serait cependant possible si l’on disposait d’uranium très fortement enrichi en uranium 235 (typiquement 70%), réduisant la capture de neutrons par l’uranium 238. Il ne donnait pas explicitement d’estimation de la masse nécessaire mais il indiqua un rayon critique de l’ordre de 30 fois le libre parcours moyen, conduisant à une masse de l’ordre de plusieurs tonnes.

Heisenberg et la masse critique, sujet confus

Dans son rapport de 1940, Heisenberg estima correctement autour de 40 tonnes la masse minimale d’uranium naturel dans un réacteur modéré par l’eau lourde ou par le graphite. Il ne parla pas explicitement de neutrons rapides, et n’aborda pas le cas d’une multiplication exponentielle des fissions, ce qui est la différence essentielle entre un réacteur et une bombe. Enfin, il semble n’avoir jamais explicitement calculé (pendant durée de la guerre) la masse critique d’une bombe. En effet, en captivité en Grande-Bretagne, à Farm Hall, Heisenberg se basa d’abord sur un calcul de marche aléatoire pour estimer de façon erronnée à une tonne la masse critique d’uranium 235 pur en août 1945 en apprenant la nouvelle d’Hiroshima. Puis il effectua un second calcul, correct,aboutissant à une cinquantaine de kilos (enregistrements de Farm Hall)

Opération Epsilon

Enregistrements de Farm Hall

Marche aléatoire

À partir des enregistrements de Farm Hall en août 1945, il est possible de reconstituer son raisonnement : Heisenberg semble être parti d’un calcul (simple et élégant en apparence mais totalement irrelevant en réalité) de marche aléatoire : ayant apprit que la bombe d’Hiroshima avait libéré une énergie ~ 15 kt de TNT, il en déduisit qu’un 1 kg d’uranium avait fissionné. Que la fission d’un seul kilo suffise à rayer une ville de la carte était connu depuis 1939, et cela peut être la source de certaines remarques (de Hahn à Farm Hall en particulier) rappelant à Heisenberg qu’il disait quelques années plus tôt que le volume d’un pamplemousse suffirait.

D’où le calcul simple – et faux – de Heisenberg :


Ce nombre est peu sensible aux valeurs de N et ν [72 pas pour 1 kg, 79 pas pour 1 t]. Une marche aléatoire de n pas → distance parcourue R = λ*√n , et avec un libre parcours moyen λ ~ 2,5 à 5 cm la distance parcourue = rayon critique = 20 à 35 cm d'où une masse d’uranium 235 entre 700 kg et 5 tonnes (dont seul 1 kg fissionne).

Mais ce calcul est totalement faux. En réalité, il n’y a aucun besoin que les premiers neutrons produits soient encore dans le volume réactif à la fin (ce qui est l’hypothèse implicite de Heisenberg), il faut seulement que le nombre de neutrons produits dans la chaîne soit supérieur au nombre de neutrons qui s’échappent. D’ailleurs, le calcul correct (fait à Los Alamos) donne un rayon critique inférieur au libre parcours moyen de fission : celui-ci est en réalité d’une douzaine de cm et le rayon critique de 9 cm (ce libre parcours moyen est une… moyenne, et les neutrons qui provoquent une fission en quelques cm suffisent à entretenir la réaction en chaine, même si beaucoup sortent du volume sans fission).

Comment calculer correctement une masse critique ?

Simplifications

Variation du nombre de neutrons N(r,t) :

dN/dt = (ν-1)N/τ + λV/3 d2N/dr2

où le premier terme compte l’augmentation locale du nombre de neutrons due aux fissions sur place, le deuxième compte les neutrons venus d’ailleurs par diffusion.

Schéma du calcul de masse critique

Numériquement

La solution de cette équation différentielle est

Divergence d'une réaction en chaîne

montrant

Le rayon critique correspond à γ = 0 <=> rayon critique Rc = λ π [3(ν-1)] ~ 1.5λ pour ν=2,5 d'où une masse ~ 50kg

En décembre 1939, Chadwick et Heisenberg estimaient tous deux – à tort – la masse critique d’uranium 235 entre 1 et 10 tonnes, mais pour des raisons différentes : la formule de Chadwick (due à Peierls en fait) était correcte mais la valeur utilisée de la section efficace de fission était bien trop faible, la formule d’Heisenberg était erronée (mais sa valeur de la section efficace était du bon ordre de grandeur, pourquoi ?). Pour Heisenberg, une bombe était un réacteur « trop » riche en uranium 235 et qui explosait, et il ne faisait pas de distinction nette entre neutrons lents et neutrons rapides ni entre réacteur et bombe. À l’annonce d’Hiroshima, Heisenberg pensa d’abord que les Américains avaient réuni plus d’une tonne d’uranium 235 et largué un réacteur sur Hiroshima, et il décrivait encore à ses collègues la multiplication des neutrons par une marche aléatoire.

Rassembler plusieurs tonnes d’uranium 235 semblant totalement hors de portée, Heisenberg n’effectua jamais de calcul soigneux de la masse critique, analogue à celui de Frisch et Peierls en février 1940. De ce fait le programme nucléaire allemand (officiel en tout cas, Houtermans en 1941 n’est pas loin des conclusions du rapport MAUD) ne chercha pas sérieusement à étudier la possibilité d’une bombe et il se focalisa sur un réacteur. Mais ce choix n’est nullement dû à des raisons morales, comme Heisenberg et Weizsäcker l’affirmèrent après la guerre. Si Heisenberg en décembre 1939 avait conclu, comme Frisch et Peierls au même moment, qu’il suffisait de quelques kilos d’uranium 235 pour réaliser une bombe équivalant à plusieurs milliers de tonnes de TNT, l’État-Major allemand aurait probablement jugé le projet prioritaire, exactement comme les Britanniques avec le programme Tube Alloys et les Américains avec le programme Manhattan.

Le programme de Harteck

Chimiste de formation, Harteck travailla en 1933 à Cambridge sur le deutérium avec Rutherford et Oliphant. De 1934 à 1950, il dirigea le Département de Chimie-Physique de l’université de Hambourg, puis devint en 1951 professeur au Rensselaer Polytechnic Institute de Troy (New York). Harteck fut probablement la seule personne en Allemagne à avoir réalisé l’ampleur de l’effort industriel nécessaire à la réalisation d’un réacteur de puissance, et plus encore d’une arme. Conseiller du Heereswaffenamt de 1937 à 1945, il dirigea deux axes de recherche, l’un sur la production d’eau lourde et l’autre sur la séparation isotopique, d’abord par diffusion thermique (avec Clusius et Jensen) puis par centrifugation (avec Beyerle et Groth).

1. Eau lourde

2. Séparation isotopique

Il n'y eut pas de centrifugeuses efficaces avant 1950 (dues à Gernot Zippe, alors en URSS), les travaux américains (Jesse Beams) se heurtant à des difficultés similaires.

En janvier 1940, une tonne d’uranium était livrée, en provenance des mines de Joachimsthal, celles-là même d’où venait la pechblende qui avait permis à Pierre et Marie Curie de découvrir le radium. Par contre, il n’y avait aucune production d’eau lourde dans les territoires alors contrôlés par l’Allemagne. Le seul fournisseur était la compagnie norvégienne Norsk Hydro, et Joliot avait récupéré en mars les 185 litres du stock existant. Ce problème fut en principe résolu en mai lorsque la Norvège fut conquise. Immédiatement, les Allemands exigèrent que la production soit portée de 20 à 1500 litres par an.

Entretemps, Harteck avait mené avec Wilhelm Groth des expériences infructueuses de réaction en chaîne avec de l’oxyde d’uranium et de la neige carbonique (dioxyde de carbone solide) comme modérateur. Mais les quantités dont il disposait étaient bien trop insuffisantes pour parvenir à une réaction en chaine. Il envisagea alors un réacteur à uranium naturel et eau lourde. Les calculs indiquaient qu’un réacteur aurait besoin de 4 ou 5 tonnes d’eau lourde pour fonctionner en régime critique et Harteck et Suess réalisèrent en 1941 un convertisseur catalytique permettant d’augmenter la production d’eau lourde à l’usine de Vemork jusqu’à 4 tonnes/an. Vemork pourrait ainsi permettre de réaliser un réacteur opérationnel par an. La production totale pendant la guerre ne dépassa cependant pas 3 tonnes (partagées qui plus est entre les équipes concurrentes).

Tube de séparation thermique de ClusiusTube de séparation thermique de Clusius et Dickel

Parallèlement Harteck explora jusqu’en 1942 avec Klaus Clusius et Johannes Hans Jensen la séparation isotopique par diffusion thermique, avec un succès mitigé et de graves difficultés avec la corrosion due à l’hexafluorure.

Avec Groth et Jensen, il proposa en septembre 1941 d’utiliser la séparation par ultracentrifugation que Konrad Beyerle mettait au point depuis 1939 à la compagnie Anschütz à Kiel. Ils durent utiliser des rotors en alliage léger faute d’aciers spéciaux. En juin 1942, Groth avait réussi à modifier le rapport entre les isotopes de xénon dans un échantillon, et le mois suivant à enrichir (faiblement) l’uranium en uranium 235. En février 1943, l’équipe de Harteck parvint à atteindre un enrichissement de 5% (cela ne signifie sûrement pas de l’uranium enrichi À 5% mais DE 5%, i.e. 0.7%x1.05), ce qui aurait été à peine suffisant pour alimenter un réacteur à eau légère. Les difficultés techniques pour fabriquer des rotors résistants et les bombardements (? difficulté à réaliser paliers et rotors assez résistants (l’usine Anschütz fut détruite en 1944 par un bombardement) empêchèrent un développement à grande échelle. Ce degré d’enrichissement était cependant trop faible pour réaliser une arme. De son côté, Erich Bagge construisit en 1944 un prototype de centrifugeuse pour le compte de Diebner, mais les premiers modèles réellement efficaces ne furent construits que plus tard, en 1950, par Gernot Zippe… en URSS dont il était alors « l’invité » involontaire. Les centrifugeuses de Zippe utilisaient aussi une différence de température entre la base et le sommet des cylindres en rotation pour ajouter un effet de convection.

Weizsäcker

Weizsäcker

Parallèlement, inspiré par un article de Turner de janvier 1940 sur les « transuraniens manquants », Carl Friedrich von Weizsäcker (1912-2007) indiquait dans un rapport le 17 juillet 1940 que la capture de neutrons dans l’uranium 238 devait créer graduellement les éléments transuraniens 93-239 (eka-rhénium, le neptunium actuel) puis 94-239 (eka-osmium, le plutonium), en se référant à l’article théorique de Bohr et Wheeler en 1939, et à celui de McMillan et Abelson annonçant en mai ? 1940 la découverte de l’élément 93. Weizsäcker pensa d’abord que l’élément 93-239 serait presque stable et fissile comme l’uranium 235, selon la théorie de Bohr et Wheeler. Il estimait dans son rapport qu’il serait possible de transformer les 2/3 de l’uranium 238 en eka-rhénium 239 et de séparer chimiquement ce dernier sans difficulté majeure. Il concluait que cet eka- rhénium permettrait de « construire de très petits moteurs » et de réaliser un explosif extrêmement puissant. Mais un Uranbrenner à haut flux de neutrons était indispensable pour obtenir cet élément.

Le 15 juin 1940, McMillan et Abelson avaient cependant publié un article dans Phys. Rev. indiquant que l’élément 93-239 n’avait qu’une durée de vie de 2.3 jours et se transmutait en 94-239 pratiquement stable, et Weizsäcker comprit alors que c’était l’élément 94 qui jouerait le rôle d’explosif nucléaire. Les conséquences potentiellement dévastatrices de l’article de McMillan et Abelson n’avaient pas échappé à Szilárd et à Chadwick qui parvinrent alors à imposer un embargo sur toute information nucléaire en provenance de Grande-Bretagne ou des États-Unis.

En 1941, il rédigea un projet de brevet dans lequel il précisait « l’élément 94 peut être produit en quantités utilisables en pratique avec l’Uranmaschine. Le principal bénéfice de cette invention est que l’élément 94 ainsi produit peut facilement être séparé chimiquement de l’uranium. » Il signalait aussi que cet élément 94 pouvait être employé dans une bombe « dix millions de fois plus puissante que tout autre explosif, et comparable seulement à l’uranium 235 pur. » Un brevet fut effectivement déposé le 3 novembre 1941 au nom du KWI, mais il ne mentionnait pas explicitement la possibilité d’une bombe (sinon sous la forme d’un réacteur rendu instable).


Les physiciens allemands avaient dès lors clairement identifié les deux voies conduisant à une arme nucléaire : la séparation isotopique de l’uranium 235, et la production de plutonium 239 dans un réacteur. Mais isoler les plusieurs tonnes d’uranium 235 jugées indispensables parut (aux dirigeants du programme nucléaire en tout cas) complètement inaccessible dans les conditions de l’Allemagne à cette époque. La seule voie pratique leur semblait passer par le réacteur pour obtenir plusieurs tonnes de plutonium. De toute manière, le réacteur intéressait beaucoup plus les physiciens. En réalité, il est très difficile de séparer chimiquement le plutonium de l’uranium, comme Seaborg et son équipe s’en rendaient compte au même moment. Mais les physiciens allemands ne produisirent jamais de plutonium pour l’étudier, même avec les cyclotrons dont ils auraient pu disposer à Paris ou à Copenhague, et ils n’eurent jamais aucune idée des difficultés qui leur seraient restées à résoudre une fois un réacteur en état de marche.

Ils ne disposèrent pas non plus d’uranium métallique avant 1943, la société Auer ne disposant pas auparavant des moyens nécessaires, et elle ne pouvait fournir que de très petites quantités de métal. La plupart des prototypes allemands durent donc utiliser de l’oxyde d’aluminium bien moins efficace.

Le programme de Heisenberg jusqu’en 1942

Ni Heisenberg ni Weizsäcker n’étaient passionnés par les aspects expérimentaux et techniques, et Weizsäcker laissa ses thésards Karl-Heinz Höcker et Paul Müller (tous deux furent mobilisés juste après leur thèse, et Müller tué sur le front russe) développer la théorie des réacteurs en couches alternées avec l’aide de Bothe. Mais il était nécessaire de préciser les constantes nucléaires (sections efficaces de fission, de collision et d’absorption, spectres d’énergie, nombre de neutrons secondaires, etc.) et plusieurs équipes (mais surtout celle de Bothe) s’en chargèrent en 1941 et 1942. Entre temps, des expériences préliminaires furent montées à Berlin et à Leipzig.

Réaction en chaîne de Heisenberg

A partir d’octobre 1940, Heisenberg réalisa avec Karl Wirtz, au KWIP à Berlin, une série d’expériences de réactions en chaîne utilisant un arrangement cylindrique de couches successives d’oxyde d’uranium naturel et de paraffine (utilisée comme modérateur), le tout dans l’eau (utilisée comme réflecteur de neutrons et absorbant). Pour réduire les pertes de neutrons par absorption résonante, Harteck avait suggéré que séparer l’uranium du modérateur serait plus efficace que le mélange homogène utilisé en 1939 par l’équipe de Joliot. Heisenberg avait opté pour une alternance uranium/modérateur en couches superposées ou concentriques. La disposition employée par Anderson, Fermi et Szilárd, des blocs d’uranium plongés dans le modérateur, était meilleure encore, mais Heisenberg jugea que le calcul de la diffusion des neutrons était trop compliquée dans cette géométrie. L’épaisseur des couches était calculée pour qu’un neutron de fission quitte la couche d’uranium, et reste assez longtemps dans la couche de modérateur pour être ralenti jusqu’à devenir un neutron thermique. Mais si un neutron était produit, ou diffusé, plus ou moins parallèlement à la couche d’uranium, il avait toutes les chances d’être absorbé. D’un autre côté, la capture d’un neutron est la première étape de la production de plutonium, il y a donc un équilibre à trouver. La proportion de neutrons absorbés dans ces réacteurs (B-I puis B-II et B-III) était beaucoup trop forte pour que les réactions en chaîne soient auto-entretenues, et elles s’éteignaient très rapidement.

À Leipzig, Heisenberg mena parallèlement avec Klara Döpel (1900-1945) et Robert Döpel (1895-1982), des expériences avec une géométrie différente, sphérique et de ce fait plus économe en uranium. Apparemment, L-I était sphérique mais avec des couches empilées. En 1940, le réacteur L-I utilisait de l’oxyde d’uranium et de la paraffine comme celui de Berlin, et ses résultats furent également négatifs.

Réacteur L-I

Le prototype L-I de réacteur nucléaire de Heisenberg à Leipzig en 1940

Comme Joliot et comme Szilárd avant eux, Heisenberg et les Döpel en conclurent que les seuls modérateurs utilisables avec l’uranium naturel étaient l’eau lourde et le graphite. En août 1940, les Döpel démontrèrent à Leipzig que l’eau lourde était un bon modérateur, restait à construire un réacteur de taille critique. Les Döpel disposaient de peu d’uranium (l’essentiel était à Berlin) et de 150 litres d’eau lourde seulement. Avec l’eau lourde, le réacteur L-II des Döpel à Leipzig permit le 28 octobre 1941 de mesurer une augmentation du flux de neutrons, mais il ne contenait que 142 kg d’oxyde d’uranium et 164 kg d’eau lourde, de loin pas assez pour permettre une réaction en chaîne auto-entretenue. Parallèlement, à Berlin, le prototype B-III utilisant de la poudre d’uranium et de la paraffine comme modérateur (faute d’eau lourde) produisit un flux de neutrons très faible en janvier 1942. Mais plusieurs membres de l’équipe de Wirtz à Berlin, Fischer et Bopp en particulier, subirent des irradiations importantes.

Réacteur L-II Photo du réacteur L-II

Le réacteur expérimental L-II de Heisenberg et Döpel (plusieurs sources disent L-IV mais celui-ci utilise de l’oxyde d’uranium). Une source de neutrons devait être insérée au centre à travers le tube vertical pour déclencher des réactions en chaine (convergentes).

Le remplacement en 1942 de l’oxyde d’uranium par des plaques d’uranium métal augmenta la production de neutrons plus que prévu. Le réacteur L-III à Leipzig utilisa 108 kg d’uranium métallique (et toujours 164 kg d’eau lourde), puis L-IV atteignit 750 kg d’uranium (avec toujours les mêmes 164 kg d’eau lourde) au printemps 1942. L-IV montra en avril 1942 une augmentation de 13% du flux de neutrons, « la preuve expérimentale de la multiplication effective des neutrons dans une sphère concentrique de D2O et d'uranium » comme les Döpel l’écrivirent en juillet 1942. Ces résultats indiquaient qu’une réaction auto- entretenue était du domaine du possible, à condition de disposer de 5 tonnes d’eau lourde et d’environ dix tonnes d’uranium.

Réacteur L-IV Réacteur L-IV

Mais le réacteur L-IV explosa le 23 juin 1942, probablement parce que de l’eau s’était introduite dans la poudre d’uranium, ralentissant les neutrons et augmentant de ce fait la section efficace de fission (inversement proportionnelle à la vitesse des neutrons thermiques). L’élévation de température conduisit à une explosion (chimique) qui dispersa de l’uranium dans toute la pièce, mit le feu au laboratoire, et manqua de tuer Döpel et Heisenberg. Heisenberg semble avoir pensé qu’un réacteur se régulerait automatiquement, mais manifestement, ce n’était pas le cas. Les travaux s’arrêtèrent alors à Leipzig. Le 31 juillet 1942, Heisenberg rédigea un rapport (G-161) dans lequel il présentait le projet d’une expérience de réacteur à plus grande échelle, utilisant 1.5 tonnes d’eau lourde et 3 tonnes de plaques d’uranium métallique. Il mentionnait le risque d’instabilité et d’explosion nucléaire (ce qui est en réalité impossible).

L’alternative à l’eau lourde était le carbone, sous forme de graphite. Mais en janvier 1941, à Heidelberg, Walther Bothe mesura une forte absorption des neutrons par le graphite, et en conclut que le carbone ne pourrait pas être un modérateur utilisable dans un réacteur. Sa valeur était le double de celle mesurée à la même époque aux États-Unis par Fermi (et qui était restée secrète), la différence étant due à un taux plus élevé d’impuretés de bore dans le graphite utilisé par Bothe. Son résultat sembla confirmé par l’insuccès des expériences de Harteck l’année précédente avec la glace carbonique. Cela eut des conséquences majeures, car l’eau lourde parut dès lors le seul modérateur envisageable pour le programme nucléaire allemand, et sa disponibilité demeura toujours très marginale (cf. La bataille de l’eau lourde). Bothe était un expérimentateur hors pair, et le fait qu’il n’avait aucune attirance pour le nazisme (il perdit son poste à Heidelberg dès 1934) a laissé penser qu’il avait peut-être volontairement surestimé l’absorption des neutrons par le graphite. En fait, la contamination en bore et en cadmium des échantillons de graphite avait été notée par Wilhelm Hanle dans un rapport du 18 avril 1941, mais la purification du graphite sembla techniquement plus difficile (et bien plus coûteuse) que d’augmenter la production d’eau lourde. De plus, Heisenberg avait calculé qu’il faudrait nettement plus d’uranium avec le graphite qu’avec l’eau lourde. Enfin le graphite serait rendu radioactif par irradiation dans le réacteur alors que l’eau lourde ne présentait pas cet inconvénient. L’article de Bothe et Jensen parut d’ailleurs sans difficulté en 1944 dans le Zeitschrift für Physik, comme l’avait été en 1942 dans Naturwissenschaften la découverte l’année précédente de l’élément 93 en 1941 au KWIC par Kurt Starke.

BotheWalther Bothe (1891-1957)

Depuis 1938, Bothe s’efforçait de construire un cyclotron à Heidelberg avec Wolfgang Gentner (qui passa quelques mois avec Lawrence et Segrè à Berkeley). Gentner partit à Paris examiner celui de Joliot et parvint à le faire fonctionner au début de 1942, avec des deutérons de 7 MeV, et à irradier de l’uranium et du thorium. Ceux-ci furent envoyés à Otto Hahn pour étude. En mars 1943, Bothe reçut enfin l’aimant du cyclotron et rappela Gentner de Paris. Il put finalement inaugurer son propre cyclotron le 2 juin 1944.

La visite à Copenhague

Heisenberg et Bohr Heisenberg et Bohr © AIP-Segrè Archives

Entre temps, Heisenberg et Weizsäcker avaient rendu visite à Bohr, à Copenhague, du 15 au 21 septembre 1941. Cette visite a fait couler beaucoup d’encre, et elle forme même le sujet de la pièce de théâtre Copenhague de Michael Frayn. Heisenberg donna de nombreuses conférences dans les pays occupés par l’Allemagne (Pologne, Hongrie, Pays-Bas, Slovaquie…) et il vint plusieurs fois à Copenhague pendant la guerre. Weizsäcker était déjà venu en mars 1941, et il fut question à plusieurs reprises (en 1941 puis à nouveau en 1943 après le départ de Bohr) qu’il prenne la direction de l’Institut de Niels Bohr pour le « protéger ». Bohr a déclaré après la guerre qu’Heisenberg lui avait clairement laissé entendre qu’il dirigeait le programme allemand d’armes nucléaires et, sans aborder les aspects techniques, lui avait dit sa certitude qu’une bombe était possible et serait réalisée si la guerre durait assez longtemps. Bohr en avait conclu que cette visite avait pour but de l’enrôler dans ce programme tandis Heisenberg maintint qu’il avait seulement voulu convaincre — très maladroitement — Bohr que l’Allemagne ne préparait pas d’arme nucléaire, et qu’il passait par lui pour dissuader les Alliés d’en construire une. Il est possible qu’il ait voulu esquisser avec Bohr une future Europe scientifique, à un moment où beaucoup pensaient que la chute de l’URSS n’était qu’une question de mois, voire de semaines, et préparer le terrain d’un nucléaire civil (le « moteur » paraissait plus accessible à Heisenberg que la bombe). Heisenberg fut certainement malhabile de vanter les succès militaires allemands et de soutenir que l’occupation allemande était bénéfique aux pays de l’Est occupés, car ils n’étaient pas capables de se gouverner eux-mêmes (le physicien Christian Møller lui aurait répondu que c’était les Allemands qui semblaient incapables de se gouverner eux-mêmes).

L'Europe en 1941

Les territoires contrôlés en Europe par l’Allemagne (en bleu) et par les Alliés (en rouge) en septembre 1941

La Petite Sirène à Copenhague

Il est possible qu’Heisenberg et Weizsäcker aient tenté de sonder Heisenberg sur les progrès alliés dans le domaine nucléaire (se doutant que Bohr avait conservé des contacts avec les Britanniques par l’intermédiaire de la Suède). Un quotidien suédois avait annoncé en juillet 1941 que les États-Unis menaient des expériences sur une bombe à l’uranium (en exagérant les effets puisqu’il disait qu’une bombe de 5 kg creuserait un cratère de 40 km de rayon et un km de profondeur, et détruirait tout bâtiment dans un rayon de 150 km). C’est à la lecture de cet article que Weizsäcker avait demandé à son père Ernst, secrétaire d’État aux Affaires Étrangères, d’organiser cette visite à Copenhague.

Johannes Hans Jensen (futur prix Nobel pour le modèle en couches des noyaux) vint également à Copenhague pendant l’été 1942, puis au printemps 1943, entretenir Bohr des progrès allemands de réacteur. Il lui montra un plan du réacteur à eau lourde et uranium métallique de Heisenberg, que Bohr prit apparemment pour une esquisse de bombe (ou de réacteur-bombe à la Heisenberg). Bohr transmit à Chadwick ces informations puis, une fois réfugié à Londres, il en discuta le 8 octobre avec Lord Cherwell et d’autres hauts responsables scientifiques. Il le dessina de mémoire en décembre 1943 à son arrivée à Los Alamos, et les physiciens identifièrent clairement un schéma de réacteur.


Houtermans et Ardenne

Un autre programme nucléaire avait été lancé en parallèle par Manfred von Ardenne (1907-1997) qui possédait un laboratoire privé surtout consacré à l’électronique. Ardenne fut un pionnier de la télévision (1931), du microscope électronique (1937), du radar (1942). Il entama en 1943 la construction d’un cyclotron doté d’un aimant de 60 tonnes et s’intéressa à la séparation isotopique électromagnétique (reprenant les idées de Heinz Ewald qui avait plus ou moins réinventé le « calutron » de Lawrence !). Son laboratoire était financé par ses nombreux brevets, ainsi que par le Ministère des Postes.

Manfred von Ardenne

Manfred von Ardenne (1907-1997) tenant un de ses premiers tubes de télévision © Von Ardenne Anlagentechnik GmbH

En août 1940, il recruta le remarquable physicien Fritz Houtermans (1903-1966) qui avait travaillé à Göttingen avec Franck, Gamow et bien d’autres, puis avait émigré en 1933 en Grande-Bretagne lors de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, et ensuite en 1935 à Kharkov en URSS par conviction politique. Il y fut victime en 1937 des purges staliniennes (accusé d’être un espion « hitléro-trotskyste ») avant d’être livré en mai 1940, après le pacte germano-soviétique, par le NKVD à la Gestapo (qui l’accusa d’être un espion « judéo- bolchevique »). Max von Laue parvint à le tirer de là et à lui trouver un poste chez Ardenne qui s’intéressait, aussi, à la physique nucléaire depuis décembre 1939.

Weizsäcker rendit visite au laboratoire de von Ardenne (le 10 octobre 1940 puis à nouveau début 1942) de même que Heisenberg (le 28 novembre 1941) et Hahn (le 10 décembre 1941). Manfred von Ardenne dit que Heisenberg avait évoqué à cette occasion « quelques kilos » d’uranium 235 pour une bombe, mais il est difficile de savoir s’il s’agissait de la masse totale d’uranium 235 ou de la seule quantité qui aurait le temps de fissionner, ou de la fourchette basse d’une estimation de Heisenberg (« entre 50 kg et 5 tonnes »).

La personnalité de Houtermans est complexe comme sa trajectoire politique et scientifique. En mars 1941, il confia au physicien Fritz Reiche (1883-1969), qui émigrait aux États-Unis, le message suivant : « Un grand nombre de physiciens allemands travaille intensément sur une bombe à l’uranium sous la direction de Heisenberg [qui] s’efforce de ralentir les travaux autant que possible, craignant les résultats catastrophiques d’une réussite. […] Si le problème peut être résolu, il le sera sans doute dans un proche avenir. […] Dépêchez-vous si les USA ne veulent pas arriver en retard. » Reiche transmit le message à Rudolf Ladenburg (un physicien allemand qui avait travaillé avec lui à Berlin dans les années 1920 avant d’émigrer en 1932, devenu professeur à Princeton et qui l’avait aidé à obtenir une bourse et un visa américains) qui le transmit le 14 avril à Lyman Briggs. Reiche vécut quelque temps à Princeton chez Einstein (il transmit probablement le message à Wigner et aux autres physiciens de Princeton) puis travailla sur l’aérodynamique supersonique pour le NACA.

Houtermans

Georg Friedrich Houtermans (1903-1966) après la guerre à l'Université de Berne.

Houtermans semble avoir évolué après l’attaque allemande contre l’URSS, rédigeant au cours de l’été 1941 un rapport prônant l’usage militaire du plutonium, avant de retourner à Kharkov et Kiev en octobre-novembre enquêter sur les travaux soviétiques en physique nucléaire. Il parvint cependant à envoyer en 1942 de Suisse, par l’intermédiaire de Friedrich Dessauer et Paul Scherrer, un autre télégramme à Wigner et Szilárd (alors à Chicago) pour les avertir des travaux allemands sur la fission : « Dépêchez-vous, nous sommes sur la bonne voie ».

Au cours de l’été 1941, Houtermans rédigea un rapport détaillé (G-94) « Zur Frage der Auslösung von Kern- Kettenreaktionen » (Sur la question du déclenchement des réactions en chaîne). Il faisait le point sur la possibilité de réactions en chaîne dans l’uranium et le thorium par neutrons lents et par neutrons rapides. Il décrivait un réacteur utilisant du méthane liquide comme modérateur et produisant non de l’énergie mais des isotopes radioactifs, essentiellement des transuraniens. Il suggérait que la capture d’un neutron par l’uranium 238, suivie de transmutations bêta, donnerait l’eka-rhénium (élément 93-239, le neptunium) puis l’eka-osmium (élément 94-239, le plutonium) et il indiquait surtout que ce dernier serait fissile et pourrait avantageusement remplacer l’uranium 235 comme explosif (« Explosivstoff »).

Houtermans résumait-il les travaux antérieurs de Weizsäcker ou avait-il ajouté quelque chose ?

Il donnait également une fourchette de 10 à 100 kg tant pour la masse critique de l’uranium 235 que pour celle du plutonium 239. Ce rapport n’eut cependant guère d’impact, bien qu’il ait circulé en 1941 parmi les personnes intéressées par le plutonium comme Weizsäcker et sans doute Harteck, et que Heisenberg ait déclaré avoir souvent discuté des questions nucléaires avec Houtermans. Le rapport, fut cependant réimprimé en 1943 et en 1944 avec quelques retouches, et diffusé à la demande de Walther Gerlach.

Le rapport de Houtermans

Le rapport de Houtermans d’août 1941

Houtermans publia par ailleurs en novembre 1941 dans les Annalen der Physik un article sur la séparation isotopique. En février 1942, un autre rapport secret porta sur la séparation isotopique de l’uranium par ultracentrifugation : «Sur la relation entre le facteur de séparation, les pressions et des transports dans l'ultracentrifugeuse ». Il travailla ensuite sur les sources de neutrons avant de rejoindre en 1944 l’Institut de métrologie (Physikalisch-Technische Reichsanstalt) à Ronneburg, puis en 1945 l’université de Göttingen. En 1952, il devint professeur à Berne où il fit beaucoup progresser la géophysique et les techniques de datation par radioéléments.

Les travaux continuèrent au laboratoire d’Ardenne, en particulier la construction d’un séparateur isotopique électromagnétique en 1944. Ardenne, quant à lui, fut « invité » à la fin de la guerre par les Soviétiques, avec d’autres physiciens tels que Nikolaus Riehl, Heinz Barwich ou le prix Nobel Gustav Hertz, à contribuer à leur programme nucléaire, travaillant essentiellement sur la séparation isotopique (tous reçurent un prix Staline pour leurs contributions).

Réunion décisive

À la fin de l’année 1941, la situation militaire de l’Allemagne commença à se détériorer. La plupart des Allemands, à commencer par les responsables politiques et militaires, ne doutaient pas de la victoire, mais la perspective parut reculer des quelques mois envisagés jusque là à un ou deux ans (d’autant que l’Allemagne venait de déclarer la guerre aux États-Unis). L’Allemagne dut rationaliser sa production de guerre dans cette perspective. Le 8 février 1942, Albert Speer devint Ministre des armements (à la suite du décès accidentel de Fritz Todt ce jour là) et il réorganisa en profondeur toute l’industrie allemande. Auparavant, le 5 décembre 1941, Erich Schumann (le chef du Heereswaffenamt) demanda à tous les savants engagés dans les recherches nucléaires de faire le point sur l’état d’avancement de leurs travaux et des perspectives ouvertes. Lors d’une réunion le 16 décembre, ceux-ci décidèrent de rédiger un rapport exhaustif qui fut terminé en février. Les 144 pages synthétisaient les recherches menées depuis 1939, décrivant un réacteur à l’uranium naturel modéré par l’eau lourde (jugé auto-stable, l’augmentation de réactivité entraînant une augmentation de température réduisant le nombre de fissions et augmentant le nombre de captures) et suggérant qu’augmenter la proportion d’uranium 235 pouvait en réduire la stabilité. Le rapport préconisait plutôt d’utiliser l’élément 94 pour une bombe : ses propriétés n’étaient pas connues, mais étant chimiquement différent de l’uranium devait être plus facile à isoler et, théoriquement, il devait fissionner plus facilement que le 235 et donc diminuer la masse nécessaire « peut-être entre 10 et 100 kg » (sans calcul justificatif).

SchumannErich Schumann (1898-1985)

Du 26 au 28 février 1942, se déroula au siège de la Kaiser Wilhelm Gesellschaft à Berlin une réunion cruciale de tous les responsables scientifiques, politiques et militaires du programme nucléaire, avec les exposés suivants:

Kernphysik als Waffe (La physique nucléaire comme arme) Prof. Dr. Schumann
Die Spaltung des Urankernes (La fission du noyau d’uranium) Prof. Dr. O. Hahn
Die theoretischen Grundlagen für die Energiegewinnung aus der Uranspaltung (Les fondements théoriques de l'énergie de la fission de l'uranium) Prof. Dr. W. Heisenberg
Ergebnisse der bisher untersuchten Anordnungen zur Energiegewinnung (Résultats des arrangements précédents pour la production d’énergie) Prof. Dr. W. Bothe
Die Notwendigkeit der allgemeinen Grundlagenforschung (La nécessité d'une éducation de base) Prof. Dr. H. Geiger
Anreicherung der Uranisotope (Enrichissement des isotopes de l'uranium) Prof. Dr. K. Clusius
Die Gewinnung von Schwerem Wasser (La production d'eau lourde) Prof. Dr. P. Harteck
Über die Erweiterung der Arbeitsgemeinschaft „Kernphysik“ durch Beteiligung anderer Reichsressorts und der Industrie (Sur l'élargissement de l'Association "Physique nucléaire" avec la participation d’autres ministères du Reich et l'industrie) Prof. Dr. Esau

Après plusieurs exposés de Hahn, Heisenberg, Bothe et d’autres faisant le point des recherches en cours et des développements envisagés, il apparut clairement que la mise au point d’une arme nucléaire, que ce soit par la voie de l’uranium et de la séparation isotopique ou celle du plutonium et d’un réacteur, exigerait des ressources industrielles énormes pour isoler les quelques centaines de kilos alors jugées nécessaires au minimum, et que même si cet effort était accompli, le programme n’aboutirait pas avant 1945 ou 1946, au plus tôt. Les conclusions étaient les suivantes :

1. Réacteur à uranium naturel modéré par l’eau lourde, nécessitant ~ 5 tonnes d’eau lourde. Délai envisagé 3 à 4 ans pour un moteur (Uranmaschine) et un an de plus pour la production de 94-239 (= plutonium)

2. Bombe à uranium 235 → progrès importants à faire dans la séparation → délai envisagé 3 à 4 ans. Bombe au plutonium 239 → nécessite un réacteur fonctionnel →délai envisagé 4 à 5 ans. Dans les deux cas, quantité nécessaire estimée «entre 10 et 100 kg» par bombe

3. Effort industriel considérable à prévoir

L’Armée jugea que, dans ces conditions, ses ressources seraient mieux employées à d’autres projets, en particulier les fusées où von Braun progressait rapidement, et elle décida l’arrêt du programme nucléaire militaire. Elle restitua le KWIP à sa tutelle civile, le Reichsforschungsrat (Conseil de la Recherche), pour qu’il poursuive des recherches à l’échelle du laboratoire. Au cours de la réunion, Heisenberg avait présenté un programme de recherche sur l’Uranmaschine (un moteur pour navire, voire pour avion, leur donnant une autonomie quasi illimitée) et il obtint un appui important de la part du Conseil de la Recherche qui dépendait du Ministère de l’Éducation.

Selon l’expression même de Wirtz (40 ans plus tard) « Il est important de noter que dès le début les savants allemands n’eurent aucun doute qu’une bombe atomique pourrait être le résultat final d’un tel développement. » Si la réalisation d’une telle bombe ne paraissait pas réalisable dans l’immédiat, elle demeurait sans aucun doute un objectif pour l’après-guerre. La réalisation d’un moteur nucléaire parut plus à portée, et les savants y virent l’occasion de financer leurs laboratoires (et de conserver leurs chercheurs)

Un point des recherches fut de nouveau effectué le 4 juin 1942 devant Albert Speer, Ministre de l’Armement, et les responsables techniques des 3 armes, et la plupart des physiciens impliqués (Heisenberg, Hahn, Harteck, Jensen, Bothe, Clusius, Ardenne…). Ils abordèrent la question d’une bombe, Heisenberg passant en revue uranium 235, plutonium et même protactinium (les travaux de Bothe semblant indiquer qu’il serait également fissile). L’échéance paraissait éloignée, mais un consensus se fit autour de l’idée que la possession d’une telle bombe donnerait après la guerre un avantage au pays qui en disposerait. Le programme de réacteur fut financé dans cette perspective : mettre au point un moteur et/ou un générateur d’énergie capable aussi de produire du plutonium pour une bombe. Harteck insista, sans beaucoup de succès, pour poursuivre le programme d’enrichissement de l’uranium, arguant qu’il y aurait besoin de moins d’uranium (donc un réacteur plus compact) et que l’eau légère suffirait comme modérateur, éliminant tous les soucis avec l’approvisionnement en eau lourde.

Rapport 1942

Rapport secret (Geheime Forschungberichte) d’octobre 1942 sur les applications de l’énergie nucléaire (Nutzbarmachung von Atomkernenergien)

Le 8 décembre 1942, Göring (nouveau directeur du Conseil de la Recherche, entre autres multiples responsabilités) nomma Abraham Esau (1884-1955 plénipotentiaire pour toutes les questions de physique nucléaire (Bevollmächtigter des Reichsmarschalls für alle Fragen der Kernphysik). Esau était alors un des principaux patrons de la recherche en Allemagne, directeur de la physique au Conseil de la recherche, et directeur du Physikalisch-Technische Reichsanstalt. Un autre point des travaux eu lieu le 6 mai 1943 devant Göring. Hahn y parla de transmutation artificielle des éléments, Clusius de séparation isotopique et Bothe de physique nucléaire expérimentale. Le programme de réacteur fut au centre des discussions. Heisenberg présenta l’état d’avancement du programme nucléaire, mentionnant des applications militaires à échéance très lointaine, et il décrivit son projet de réacteur utilisant 3 tonnes de plaques d’uranium métallique immergé dans un cylindre de 1500 litres d’eau lourde. Ce réacteur (le B-VI ?) fut réalisé à la fin de l’année, mais ne divergea pas.

En juillet 1943, le responsable du programme (qui ?) pouvait écrire que « les travaux ne conduiront pas à court terme à la production de moteurs ou d’explosifs utilisables en pratique, mais cela nous donne également la certitude que les puissances ennemies ne peuvent pas avoir de surprise en réserve dans ce domaine. » Malgré les progrès expérimentaux entrepris sous sa direction, Esau partit diriger les recherches sur les radars (Forschungsbevollmächtigter für Hochfrequenz) et il fut remplacé le 1° janvier 1944 par Walther Gerlach qui, n’ayant pas d’expérience nucléaire, prit Diebner comme assistant.

Gerlach

Walther Gerlach (1889-1979)

Le programme de Diebner

Après avoir restitué le contrôle du KWIP au Reichsforschungsrat, l’Armée avait conservé malgré tout un centre de recherches, dirigé par Diebner et situé à Gottow à une cinquantaine de km de Berlin. Diebner poursuivait alors un programme rival de celui de Heisenberg. Les travaux de Diebner suivirent à peu près les mêmes étapes que ceux de Heisenberg. Son premier réacteur, G-I, utilisa à l’automne 1942 des cubes d’oxyde d’uranium insérés dans de la paraffine.

Ne disposant pas d’uranium métallique, ni en plaques ni en poudre, il utilisa l’oxyde d’uranium inutilisé et envisagea d’abord des couches alternées de paraffine et d’oxyde d’uranium, mais ayant des difficultés à manipuler l’oxyde, l’équipe de Diebner opta pour des cubes. La taille du cube fut choisie plus grande que le libre parcours moyen d’un neutron pour qu’il ait une bonne chance d’arriver dans la paraffine avant de rencontrer un autre noyau d’uranium. Le réacteur G-II utilisa de l’eau lourde (gelée) à la place de la paraffine.

Réacteur G-II

La répartition en cubes était supérieure à celle en couches prônée par Heisenberg comme l’avait calculé le théoricien Karl-Heinz Höcker. Celui-ci, élève de Weizsäcker et son collaborateur au KWIP puis à Strasbourg, collabora avec l’équipe de Diebner en 1943. Les cubes étaient plus favorables à une réaction en chaîne que les couches alternées ou concentriques de Heisenberg car le risque de capture résonante des neutrons était bien plus faible. Fermi et Szilárd avaient utilisé cette configuration dès 1939 ! De plus, les cubes étaient bien plus faciles à réaliser que les grandes plaques exigées par Heisenberg. Pour des réacteurs de grande puissance, les barres sont cependant préférables aux cubes malgré leur efficacité moindre, car elles évacuent mieux la chaleur et sont bien plus faciles à mettre en place ou à retirer (pour en extraire le plutonium par exemple).

En mars 1943, l’Armée (le HWA) se retira du programme de Diebner, qui passa alors sous l’administration du Physikalisch-Technische Reichsanstalt.

À l’automne 1943, le G-III, utilisa 500 kilos d’uranium métallique placé dans une sphère de 600 litres d’eau lourde comme modérateur, le tout entouré d’eau. 240 cubes d’uranium étaient suspendus par des fils d’un alliage aluminium-magnésium dans l’eau lourde. Les résultats furent très encourageants car le flux de neutrons était très supérieur à ce qui avait été obtenu jusque là en Allemagne.

Réacteur G-III

Le prototype G-III de Diebner à Gottow ©Deutsche Museum

À partir de l’automne 1943, les installations de recherche nucléaires furent peu à peu déplacées pour échapper aux bombardements aériens, en général dans le sud de l’Allemagne plus éloigné des bases de Grande-Bretagne. Harteck déplaça en partie son laboratoire de Hambourg à Freiburg (sur l’Elbe ? plus probablement dans le pays de Bade) puis Kandern (dans le pays de Bade, près de la frontière avec la Suisse et la France), le KWIC de Hahn s’installa à Tailfingen près de Stuttgart, une grande partie du KWIP de Heisenberg à proximité, à Hechingen (Heisenberg lui-même s’y installa en avril 1944), Bothe resta à Heidelberg, moins exposé.

Allemagne 1944

En juillet 1944, un bombardement détruisit à Kiel une partie des usines Anschütz, précisément celle qui réalisait les centrifugeuses de Harteck pour la séparation isotopique de l’uranium, et Beyerle rejoignit alors le groupe de Harteck. Une autre partie du laboratoire de Harteck avait quitté Hambourg pour Celle (à 100 km au sud de Hambourg) et Wilhelm Groth parvint à y faire fonctionner ses centrifugeuses au début de 1945, atteignant rapidement une production de 50 grammes par jour d’uranium enrichi de 15% (i.e. à 0.8% = 0.7%x1.15). Harteck ne s’occupa pas seulement de la production d’eau lourde et de centrifugeuses, il s’intéressa également aux aspects économiques des réacteurs nucléaires : en mars 1944 il passa commande de 400 cubes d’uranium de 5 cm de côté (près d’une tonne) à la société Auer pour mener avec Höcker et Jensen des essais utilisant l’eau légère comme modérateur. Une réaction en chaine entretenue n’était pas possible, mais cela aurait permis à Harteck d’évaluer les dimensions et le coût d’un réacteur opérationnel. Il proposa également à Diebner un réacteur modéré par un hydrocarbure (du pentane C5H10) mais l’idée ne dépassa pas le stade du projet.

Un des cubes d'uranium de Diebner

Les cubes d’uranium de Diebner

Déplacements des recherches en 1944

Sites nucléaires allemands vers 1944 (cercles blancs) et déplacement des recherches

Les recherches de Diebner furent déplacées à Stadtlim, au sud d’Erfurt en Thuringe. Le prototype G-IV fonctionna apparemment en régime quasi-critique pendant quelques heures en novembre 1944 avant de s’arrêter, sans doute à cause d’un empoisonnement au xénon (le xénon 135, un des produits de fission de l’uranium, capture très efficacement les neutrons et « éteint » le réacteur). L’objectif de Diebner était — probablement — de produire assez de plutonium pour construire une bombe.

Le programme de Heisenberg 1943-1944

Lorsque l’Armée avait rendu le 1° juillet 1942 le contrôle du KWIP aux civils, un nouveau directeur temporaire (Debye étant toujours officiellement directeur en titre) dût être nommé. Le choix se porta sur Heisenberg, bien que plusieurs physiciens eussent préféré Bothe.

Heisenberg avait présenté dans un rapport du 31 juillet 1942 le projet d’une expérience à grande échelle. Ce fut désormais son objectif à la tête du KWIP (sans trop s’impliquer personnellement d’ailleurs). Le projet était de rassembler 3 tonnes de plaques d’uranium et de les superposer, immergées dans 1 500 litres d’eau lourde, le tout entouré d’eau à la fois comme réflecteur de neutrons, blindage contre les rayonnements et instrument de mesure du flux de neutrons. La société Auer à Francfort parvint à mouler des feuilles d’uranium mais ne disposa pas avant mars 1943 des outils pour en faire des plaques d’épaisseur constante. Bothe mena dans le cours de 1943 des expériences pour déterminer l’épaisseur optimale des plaques et leur espacement, quand il ne s’occupait pas de son cyclotron.

Réacteur B-VI

Mais l’eau lourde manquait (le catalyseur de Harteck n’était pas encore installé à la centrale de Vemork, et un sabotage le 28 février 1943 détruisit l’usine et le stock de 500 litres d’eau lourde). Les attaques contre l’usine de Vemork n’affectaient pas que la production d’eau lourde mais aussi la production d’azote (entrant dans la fabrication d’engrais, mais surtout d’explosifs) qui était la raison d’être de l’usine et qui était l’essentiel pour IG Farben, actionnaire majeur de Norsk Hydro. Les efforts pour installer en Allemagne une usine de production d’eau lourde traînaient en longueur, faute de soutien politique, et en raison de querelles de brevets avec IG Farben (qui exigea un pourcentage sur tous les brevets nucléaires).

Les prototypes de réacteur se succédèrent à Berlin Dahlem sous la direction de Karl Wirtz. Le KWIP construisit un laboratoire souterrain blindé par 2 m de béton renforcé d’acier, à l’épreuve des bombes (et permettant aussi de réduire la radioactivité éventuelle). En janvier 1944, les plaques d’uranium furent enfin disponibles pour le B-VI. Et elles étaient enfin immergées dans l’eau lourde. Les essais durèrent jusqu’en août, et le flux de neutrons fut effectivement augmenté, mais moins que dans les expériences de Diebner. Si Heisenberg n’avait pas montré une étonnante arrogance à rejeter les cubes de Diebner, Wirtz serait peut- être arrivé à aboutir à une réaction en chaîne (deux ans après Fermi). Pendant l’été 1944, Wirtz passa d’ailleurs une commande de 700 cylindres d’uranium de 7 cm de long et 7 cm de diamètre à la société Auer. Mais les bombardements d’août et septembre 1944 sur Francfort ralentirent la fabrication des cylindres, et le B-VII qui succéda au B-VI en novembre 1944 utilisait encore des plaques d’uranium, avec une épaisseur optimisée. L’ensemble était entouré de blocs de graphite servant de réflecteurs de neutrons, ce qui était plus efficace que l’eau, comme Bothe l’avait prôné depuis longtemps. Mais le progrès semble avoir été minime.

Dernières tentatives

En janvier 1945, Gerlach aboutit à la même conclusion que Esau un an plus tôt : les cubes étaient une bien meilleure disposition de l’uranium que les plaques. L’usine Auer n’était plus capable de fournir de l’uranium et Gerlach exigea que les équipes de Heisenberg rejoignent celle de Diebner à Haigerloch, près de Tübingen. En février 1945, le réacteur B-VIII réalisé par l’équipe de Wirtz (d’où son nom) réutilisait la cuve d’eau lourde des réacteurs B-VI et B-VII antérieurs, mais il employait l’arrangement préconisé par Diebner, avec 1.5 tonne d’uranium sous la forme de 664 cubes de 5 cm de côté (ceux de Diebner d’ailleurs), suspendus à des chaînes, espacés de 14 cm, et plongés dans 1.5 tonne d’eau lourde. L’ensemble se trouvait au fond d’un tunnel ferroviaire (inachevé), l’Atomkeller.

Réacteur B-VIII Copie du réacteur B-VIII

Schéma du réacteur prototype B-VIII à Haigerloch, et une copie moderne

Il s’approcha très près d’une réaction auto-entretenue. Le 1° mars, Heisenberg envoya un télégramme à Berlin annonçant une multiplication du flux de neutrons d’un facteur 10. Le flux de neutrons était si élevé qu’il aurait probablement gravement atteint les personnes autour, malgré un blindage de 10 tonnes de graphite (servant aussi de réflecteur de neutrons) entourées d’eau. Il aurait fallu l’agrandir de 50% environ (tant uranium qu’eau lourde) pour atteindre une réaction en chaîne, mais les conditions de l’Allemagne ne le permettait plus.

La mission Alsos du colonel Pach arriva le 23 avril 1945 à Haigerloch et détruisit le réacteur, puis se dirigea vers Hechingen où elle captura Bagge, Weizsäcker, Laue et Wirtz, puis vers Tailfingen où elle arrêta Hahn, avant de retrouver Heisenberg, qui avait quitté Haigerloch le 19, dans sa maison d’Urfeld le 3 mai. Diebner, Gerlach, Harteck et Korsching s’ajoutèrent à eux, et ils furent tous retenus à Farm Hall en Grande Bretagne (Operation Epsilon) jusqu’au 3 janvier 1946. Bothe n’en fit pas partie.

Bilan

On peut bien sûr se demander pourquoi le programme nucléaire allemand qui était aussi avancé que le programme américain, sinon plus, en janvier 1942 a eu finalement si peu de résultats. Les physiciens allemands étaient très brillants, ils ont parfaitement identifié les objectifs et les problèmes à résoudre pour y parvenir, leurs estimations des quantités d’uranium nécessaires à un réacteur étaient correctes, ainsi que leur évaluation du temps nécessaire pour les obtenir. Jusqu’en 1942, il y eut à peu près autant de physiciens allemands que de physiciens anglais et américains travaillant sur la fission, de l’ordre de la centaine (avec les ingénieurs et les techniciens), dispersés parmi une vingtaine de laboratoires et d’instituts. Il faut aussi noter qu’un nombre important des plus brillants physiciens nucléaires avaient quitté l’Allemagne et l’Italie dans les années précédant la guerre, de Franck à Bethe, de Teller à Wigner et Fermi.

Selon l’estimation de Mark Walker (German National Socialism and the quest for nuclear power, Cambridge University Press 1989), il y eut à peine une dizaine de groupes, tous très réduits, à mener des recherches nucléaires en Allemagne (sa liste fait d’ailleurs l’impasse sur les travaux de Houtermans et Ardenne) :

En Grande-Bretagne comme aux États-Unis, les recherches furent à peu près coordonnées entre les diverses équipes et les échanges constants, avant qu'elles soient presque toutes rassemblées à Los Alamos. Ce ne fut pas le cas en Allemagne. Les cloisons étanches entre théoriciens et expérimentateurs — et entre professeurs et ingénieurs — rendirent extrêmement difficile la circulation des idées et le dialogue entre la vingtaine d’équipes de quelques personnes chacune qui travaillèrent pratiquement sans aucune coordination. L’estimation initiale de Heisenberg— jamais corrigée — qu’il fallait plusieurs tonnes d’uranium 235 pour construire une bombe ne laissait ouverte que la voie du plutonium, nécessitant donc de réaliser d’abord un réacteur fonctionnel. Cette réalisation a été retardée par le choix d’une filière eau lourde et uranium naturel, par celui d’une géométrie inefficace du réacteur, et par la dispersion des efforts — et des maigres ressources comme l'eau lourde et l'oxyde d’uranium — entre plusieurs équipes rivales. Heisenberg méprisa aussi bien les recherches menées par le groupe d’Ardenne que celles de Diebner ou de Harteck, qui eurent tous de grandes difficultés à obtenir même de petites quantités d’uranium et d’eau lourde.

De plus, les Allemands ne se sont jamais lancés dans une étude systématique de l’uranium 235 alors qu’ils auraient pu en isoler au moins quelques microgrammes par spectrométrie de masse comme le firent les Américains dès 1940. Ils n’ont jamais étudié non plus les propriétés du plutonium 239, alors qu’ils auraient pu en fabriquer une petite quantité avec les cyclotrons auxquels ils avaient accès depuis 1940 à Paris (certes encore en construction) et à Copenhague (en fonctionnement), comme le firent les Américains à Berkeley en 1941.

Enfin, un grand nombre de ces physiciens continuait à mener en parallèle de nombreuses activités qui les intéressaient plus. Les aspects techniques (et plus encore militaires) les intéressaient peu. Hahn fut très heureux d’apprendre en 1939-1940 qu’une arme ne pourrait être réalisé que des années après la mise en route d’un réacteur, qui lui-même demanderait des années avant de fonctionner. En apprenant le bombardement d’Hiroshima, il fut désespéré et à deux doigts du suicide. Bothe lui non plus n’avait aucun désir de réaliser une arme, et ses relations avec les nazis étaient glaciales. Harteck souhaitait avant tout réaliser un moteur.

Hahn

Otto Hahn Walther Bothe

Pour leur part, Heisenberg et Weizsäcker semblent avoir été satisfaits d’avoir (à leurs yeux en tout cas) résolu — sur le plan théorique — la question de la réaction en chaine en 1940-1941 et laissé la résolution des détails techniques à leurs assistants. Heisenberg n’a pas cherché à établir une théorie de la diffusion des neutrons allant plus loin que celle de Fermi de 1936, il s’est longtemps accroché à une géométrie inefficace parce que le calcul était plus facile dans ce cas, et il a laissé à Wirtz à Berlin et aux Döpel à Leipzig le soin de réaliser « ses » réacteurs.

En fait, l’essentiel de ses activités entre 1942 et 1945 a concerné l’étude des rayons cosmiques et la physique théorique (la théorie de la « matrice S »), à côté de ses tâches d’enseignement à Berlin.

The S-matrix was first introduced by John Archibald Wheeler in the 1937 paper "'On the Mathematical Description of Light Nuclei by the Method of Resonating Group Structure'".[1] In this paper Wheeler introduced a scattering matrix - a unitary matrix of coefficients connecting "the asymptotic behaviour of an arbitrary particular solution [of the integral equations] with that of solutions of a standard form".[2] Independently ( ?) in September 1942, Heisenberg submitted his first paper of a three-part series on the scattering matrix, or S-matrix, in elementary particle physics. The first two papers were published in 1943[79][80] and the third in 1944.[81] The S-matrix described only observables, i.e., the states of incident particles in a collision process, the states of those emerging from the collision, and stable bound states; there would be no reference to the intervening states. This was the same precedent as he followed in 1925 in what turned out to be the foundation of the matrix formulation of quantum mechanics through only the use of observables. Due to the problematic divergences present in quantum field theory at that time Heisenberg was motivated to isolate the essential features of the theory that would not be affected by future changes as the theory developed. In doing so he was led to introduce a unitary "characteristic" S-matrix.[2] The S-matrix is closely related to the transition probability amplitude in quantum mechanics and to cross sections of various interactions; the elements (individual numerical entries) in the S-matrix are known as scattering amplitudes. Poles of the S-matrix in the complex-energy plane are identified with bound states, virtual states or resonances. Branch cuts of the S-matrix in the complex-energy plane are associated to the opening of a scattering channel.©Wikipedia

De son côté, Weizsäcker a consacré plusieurs de ces années à mettre au point une théorie de la formation des systèmes planétaires (Über die Entstehung des Planetensystems. Zeitschrift für Astrophysik 22- 319,1943) et à ses réflexions sur la philosophie des sciences (Zum Weltbild der Physik. Leipzig 1943). Weizsäcker fut nommé professeur à Strasbourg fin 1942, emmenant Höcker avec lui. Beaucoup de physiciens ont prétexté des recherches nucléaires pour éviter, à eux et à leur personnel, d’être envoyés sur le front (ce ne fut d’ailleurs pas toujours efficace).

Finalement, aucun des responsables du programme nucléaire (à l’exception probable de Paul Harteck qui avait des contacts étroits avec les milieux industriels) ne sembla vraiment avoir conscience de l’ampleur du programme industriel qui serait requis, une fois passé le stade des prototypes, pour construire des usines d’enrichissement isotopique, ou des réacteurs produisant des dizaines de kilos de plutonium par mois, les équivalents de Oak Ridge et de Hanford.

HarteckPaul Harteck © Bundesarchiv

Les physiciens nucléaires allemands demeurèrent néanmoins persuadés, jusqu’après la fin de la guerre, qu’ils étaient très en avance sur les autres pays dans la réalisation d’un réacteur (même après avoir appris l’usage d’une bombe nucléaire sur Hiroshima, Heisenberg pensait encore utiliser cette avance comme monnaie d’échange avec les Américains). En réalité, si en janvier 1942, le programme allemand de réacteur était l’équivalent du programme alors mené par Fermi (quoiqu’avec une géométrie nettement plus défavorable), les Allemands n’approchèrent jamais avant la fin de la guerre de l’étape atteinte par Fermi dès décembre 1942, une réaction en chaîne stable et contrôlée. Et l’espionnage allemand fut beaucoup moins efficace que l’espionnage soviétique, et même japonais, en Grande-Bretagne comme aux États-Unis. Malgré rumeurs et soupçons, les Allemands n’eurent aucune idée de l’ampleur du programme Manhattan.

Les Britanniques obtinrent par contre une idée assez précise des progrès allemands (British intelligence in the Second World War, vol.3 Appendix 29), même si aucun effort spécifique ne fut entrepris avant la fin de 1941 et le lancement de leur propre programme Tube Alloys. Il n’était évidemment pas question de prendre le risque d’envoyer en Allemagne des experts en physique nucléaire, et les Britanniques jugèrent qu’il était trop tôt pour tenter de repérer les éventuelles installations industrielles (réacteurs ou usine de séparation isotopique). Par contre, ils surveillèrent les marques d’intérêt des Allemands pour des matériaux spécifiques comme l’uranium et l’eau lourde, et ils retracèrent les déplacements des physiciens allemands, en particulier Heisenberg, Hahn, Bothe et Clusius. Hahn fit des conférences à Rome en 1941 et à Stockholm en octobre 1943 (où il rencontra Lise Meitner et lui fit part de sa certitude que la fission n’aurait pas d’application avant plusieurs années). Les Britanniques remarquèrent que Hahn avait publié plusieurs articles sur les produits de fission de l’uranium et sur l’élément 93, mais qu’il ne soufflait mot de l’élément 94, et ils conclurent à une censure militaire.

Bothe était venu à Paris examiner le cyclotron de Joliot, et il en construisait un à Heidelberg, mais les agents britanniques conclurent qu’il ne faisait que des recherches académiques. Ils furent bien sûr au courant de la visite de Heisenberg à Bohr en 1941. Ils apprirent aussi que Clusius avait essayé durant l’année 1942 la méthode de séparation isotopique par diffusion thermique sans grand succès. Ils apprirent également que Harteck s’était souvent rendu à l’usine d’eau lourde de Vemork et qu’il s’intéressait à une amélioration du rendement par un procédé catalytique. Paul Rosbaud, l’éditeur de Naturwissenschaften, était en étroit contact avec les principaux physiciens allemands, et il fut un des plus précieux agents britanniques. Les Britanniques obtinrent des copies des publications de l’institut de von Ardenne, en particulier du très important rapport de Houtermans de 1941. Ils furent également au courant des conférences de février et de juillet 1942 via leurs agents (comme Paul Rosbaud ou l’économiste Erwin Respondek). Paul Scherrer (1890- 1969), directeur du Département de physique à l’ETH de Zürich, transmit également de nombreuses informations aux Américains (il a peut-être même été un agent de l’OSS dès 1943 sous le nom de « Flute ») à la suite des visites que lui rendirent régulièrement plusieurs physiciens allemands, dont Heisenberg.

La production d’uranium des mines de Joachimsthal en Bohême n’avait pas varié depuis le début de la guerre, et ne devait pas dépasser 30 tonnes/an, et si les Allemands avaient pu mettre la main en 1940 sur quelques 600 tonnes d’oxyde d’uranium belge, ils ne semblaient pas en avoir fait grand usage. Les Britanniques ne trouvèrent aucune indication non plus d’une construction d’usines de production d’uranium ni de plutonium, et ils en déduisirent que le gouvernement allemand avait probablement jugé dans le courant de l’année 1942 que les délais de production étaient trop longs par rapport à l’évolution de la situation militaire. Ils pensèrent cependant que la poursuite des recherches après 1943 résultait de la connaissance de la part des Allemands de l’existence du programme Manhattan. Leur conclusion, fin 1943, était que les Allemands ne s’étaient pas lancés dans un programme de construction d’armes nucléaires, ni même dans celle d’armes radioactives (des « bombes sales »).

L’échec du programme nucléaire allemand tient aussi à la situation respective des belligérants pendant les années 1940-1942. Jusqu’à la fin de 1942, les Allemands étaient certains de gagner la guerre dans un délai de un à deux ans, en utilisant des armes classiques, et le développement d’une industrie nucléaire n’avait donc aucun caractère d’urgence. Quand la situation militaire commença à s’aggraver en 1943, le temps devint très vite compté, l’Allemagne se trouva sous les bombes et tous les moyens disponibles durent être consacrés à freiner l’avance des Soviétiques. Inversement les Américains, et plus encore les Britanniques, vécurent dans un sentiment d’extrême urgence jusqu’à la fin de 1942 et, étant convaincus qu’une bombe nucléaire était réalisable pensaient que les Allemands en étaient également convaincus. Et quand la situation militaire commença à tourner à leur avantage, et qu’ils se rendirent compte qu’il n’existait pas de programme allemand sérieux, le programme Manhattan était bien lancé et l’intérêt de disposer d’une arme nucléaire dans le monde d’après-guerre suffit à poursuivre l’effort entrepris (et même à l’intensifier !). Il est intéressant de remarquer que la décision américaine le 6 décembre 1941 de lancer un effort illimité sur le nucléaire est presque contemporaine de la décision allemande le 26 février 1942 d’arrêter tout effort important.


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